vendredi 18 septembre 2020

18 septembre 2020 : un pamphlet toujours actuel

 

La civilisation telle que je l’entends ici – la primauté morale conférée au culte du spirituel et au sentiment de l’universel – m’apparaît, dans le développement de l’homme, comme un accident heureux ; elle y est éclose, il y a trois mille ans, par une conjonction de circonstances dont l’historien a si bien senti le caractère contingent qu’il l’a nommé le « miracle » grec…

(Julien Benda, La trahison des clercs, Pauvert, 1965)



J’avais déjà entendu parler de cet essai féroce pendant mes années d’étudiant, je l’avais d’ailleurs acheté à l’époque dans l’édition Pauvert (collection Libertés), puis je l’avais remisé quelque part dans ma bibliothèque où je l’ai retrouvé en faisant un tri drastique de livres à éliminer (appelé désherbage en bibliothèque), et je n’ai pas voulu m’en séparer sans l’avoir lu. D’autant plus que je peste toujours contre les clercs d’aujourd’hui, toujours prêts à se prostituer dans les médias (principalement télévisuels), exaltant le pragmatisme aux dépends des idées pures, recherchant les prébendes plutôt que le désintéressement. Tout ce que Benda dénonçait il y aura bientôt cent ans !

 

 

Il dressait un tableau sombre des intellectuels, écrivains, penseurs et artistes, qui se détournaient de la recherche pure du beau, du juste et de la vérité au profit du réalisme, de la possession matérielle, de la politique et des idéologies, exaltant les états forts, le nationalisme imbécile (citant Barrès : "la patrie eût-elle tort, il faut lui donner raison"), la guerre et l’ordre plutôt que la justice. On sortait, il est vrai, de la Grande guerre (contre laquelle il s’élève ici : "On peut d’ailleurs douter que la guerre devienne assez terrible pour décourager ceux qui l’aiment, d’autant plus que ceux-là ne sont pas toujours ceux qui la font") et de l’Union sacrée.

"Assistons-nous, comme certains le pensent, à l’avènement d’un nouveau moyen âge – bien plus barbare toutefois que le premier, car si celui-ci pratiqua le réalisme, du moins il ne l’exalta point – mais dont sortira une nouvelle Renaissance, un nouveau retour à la religion du désintéressé ?" Il n’y croit guère. D’autant que "Les clercs modernes […] se sont mis à proclamer que la responsabilité intellectuelle n’est respectable que dans la mesure où elle est liée à la poursuite d’un avantage concret et que l’intelligence qui se désintéresse de ses fins est une activité méprisable…"

Il ne masque pas son mépris de beaucoup d’écrivains, dont la pratique est "de plaire à la bourgeoisie, laquelle fait les renommées et dispense les honneurs". Il note que "l’écrivain moderne [...] est devenu lui-même de plus en plus un bourgeois, pourvu de toute l’assiette sociale et de toute la considération qui définissent cet état, l’homme de lettres bohème étant une espèce à peu près disparue, du moins parmi ceux qui occupent l’opinion"…

Il constate que "chez la grande majorité de la jeunesse pensante, la dureté est aujourd’hui objet de respect, cependant que l’amour humain sous toutes ses formes, passe pour une chose assez risible" et qu’on méprise chez l’homme d’étude celui "qui ne fonde pas, qui ne conquiert pas, qui n’affirme pas la mainmise de l’espèce sur son milieu ou bien qui, s’il l’affirme, comme fait le savant avec ses découvertes, n’en retient que la joie de savoir et en abandonne à d’autres l’exploitation pratique". Il s’insurge contre la « stricte observation des faits » ("on sait avec quel visage fatal, quelle raideur méprisante, quelle sombre certitude de tenir l’absolu, ils [les clercs] prononcent qu’en matière politique ils ne « connaissent que les faits »") sur laquelle prétendent se fonder toutes les idéologies politiques, avec pour corollaire que "se vouloir fort est le signe d’une âme élevée, se vouloir juste est la marque d’une âme basse. C’est l’enseignement de Nietzsche, de Sorel, applaudis par toute une Europe dite pensante".

Il combat férocement la bourgeoisie : "que de fois la bourgeoise n’a-t-elle pas pactisé avec l’étranger quand elle y a vu son intérêt !", le conservatisme et le capitalisme et signale que "la paix, si jamais elle existe, ne reposera pas la crainte de la guerre mais sur l’amour de la paix". Et enfin que les clercs doivent s’occuper de la moralité, de l’esprit, de l’élévation des âmes, même si ce n’est ni facile ni populaire. Pas de démagogie ! "Les clercs modernes ayant cessé de comprendre que le signe d’une attitude vraiment conforme à leur fonction est précisément qu’elle leur vaut l’impopularité auprès des laïcs". Si le clerc doit s’engager, c’est au nom de valeurs morales absolues, en restant indépendant des idéologies, au nom de la raison et sans flatter qui que ce soit. On en est fort loin aujourd’hui, et le constat reste pertinent.

 

 

Aucun commentaire: