jeudi 24 septembre 2020

24 septembre 2020 : des femmes libertaires

 

Quand on sait ce que c’est, le vote ! s’il changeait quelque chose, il aurait été interdit depuis longtemps.

(Daniel de Roulet, Dix petites anarchistes, Buchet-Chastel, 2018)


Dix femmes (ouvrières dans l’horlogerie, férues de Jean-Jacques Rousseau) décident de quitter leur petite ville de Saint-Imier, en Suisse jurassienne, en 1873. elles se disent anarchistes et veulent créer une communauté où réaliser leur rêve, "réinventer le monde" ; leur devise : « Ni Dieu, ni maître, ni mari ». La Commune de Paris de 1871 a dessillé leurs yeux et elles assistent avec enthousiasme aux conférences de Bakounine qui sillonne la Suisse. À l’occasion su congrès de la fédération des anarchistes de toute l’Europe, elles rencontrent aussi Malatesta, alias Benjamin, dont l’une des dix tombe amoureuse. Elles peuvent désormais mettre des mots sur leurs sentiments, leurs désirs, leurs aspirations, et découvrent un désir d’affranchissement, se mettent en route vers la révolution sociale : "sentiment d’unité, de force, plaisanteries faciles sur notre sujet préféré, la liquidation. Liquidation de la société patriarcale, de ses flics, de son armée, liquidation de nos dettes, du travail salarié, de la rente, de nos habitudes d’esclave".


Elles se veulent libres ; loin du capitalisme, "qui se nourrit du travail de l’ouvrier, vendu trop bon marché", et débarrassées du carcan du mariage. Elles sont contre le vote, ayant vu dans leur jeunesse que "quand le vote ne plaît pas à l’autorité, il est cassé". Elles quittent la Suisse, abusées par la propagande gouvernementale qui incite les pauvres à émigrer, et partent en Amérique, comme beaucoup d’émigrants de cette époque, et plus précisément pour Punta Arenas. Le bateau qui les emmène n’est autre que la Virginie où embarquent également des Communards, enfermés dans des cages de fer. Elles y font connaissance de Louise Michel, qui est du voyage.

Quand elles débarquent, leur désir de créer une communauté libre se heurte aux réalités du terrain et au climat délétère du sud de la Patagonie, mais elles auront essayé, et même créé  La Brebis noire, horlogerie, boulangerie, magasin, accueillant des Européens débarquant, se souvenant combien elles avaient été mal accueillies... Parmi les dix femmes, plusieurs ont des enfants, qui sont élevés selon les principes libertaires. Quelques années après, elles choisissent d’aller à l’île de Robinson Crusoé, où elles emmènent avec elles un Mapuche, persécuté par les colons. Elles y créent une "une zone autonome temporaire comme une société de pirates", pratiquant l’égalité et le travail libre et se heurtant aussi au gouverneur nommé par le Chili. Puis elles rejoignent Malatesta à Buenos Aires.

C’est Valentine Grimm, la dernière rescapée du groupe, qui raconte, "sans trop mentir, ce qu’il en coûte de réinventer le monde" : idéaliste et pragmatique, plus frondeuse et révoltée que révolutionnaire, elle observe (remarque la laideur de Louise Michel, par exemple), écoute son cœur ("Elle ne pleurait pas sur elle-même, mais sur le trop d’émotions qu’elle vivait malgré elle") plutôt que les abstractions théoriques, ne se paye pas de mots.

La particularité du roman, c’est qu’à chaque étape de leur pérégrination, l’une d’entre elles disparaît, soit pour rester sur place, soit pour suivre un homme, soit par mort brutale et même assassinat, car il ne fait bon être femme libre au milieu de colons. Le titre fait référence au fameux Dix petits nègres d’Agatha Christie (devenu récemment Ils étaient dix). L’histoire de l’anarchisme, avec l’opposition au socialisme autoritaire de Marx et la répression policière, notamment en Argentine, est en filigrane tout au long du roman, véritable ode à la liberté, à l’égalité et au féminisme. Solidement documenté, le récit magistral de Daniel de Roulet met en scène ces dix femmes, leur donne une voix : "est-ce qu’elle a douté, Mathilde, quand elle a compris qu’ils la mettaient en joue ? Hésité ? Renoncé ? Non, une mort exemplaire. Ne pas désespérer de la cause. Pas besoin de réussir pour garder l’espoir. Elle aurait trouvé moche de mourir sans avoir jamais aidé personne à vivre".

 édition originale

La fin est magnifique : "Nous sommes avec vous, avec les anarchistes, celles qui doivent marcher en avant, la poitrine découverte, bravant le danger, sans que leur importe de mourir pour notre bel idéal. Nous donnerons l’exemple, c’est pourquoi nous réclamons le droit de marcher en tête avec nos compagnes". Un roman historique exceptionnel, petit (144 pages), mais qui nous fait rêver.

 
 

 

 

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