dimanche 1 décembre 2019

1er décembre 2019 : VIEILLIR 3



Je commence à être à l'âge où l'on dit bonjour aux petites vieilles qu'on rencontre deux fois de suite, par prescience plus aiguë du temps où je serai l'une d'entre elles. À vingt ans je ne les voyais pas, elles seraient mortes avant que j'aie des rides.
(Annie Ernaux, Journal du dehors, Gallimard, 1992)



Il me semble que, comme Annie Ernaux, j’ai commencé à dire de nouveau bonjour aux personnes âgées que je rencontrais, voire à me lier d’amitié avec elles (Georges, Odile, Jeanne, à Poitiers ; Huguette, Yvette, ici à Bordeaux...), à peu près au même âge qu’elle, c’est-à-dire vers 52 ans, donc il y a un peu plus de vingt ans. Sans doute, le fait que mes enfants avaient grandi, et donc avaient un peu moins besoin de moi, à dû jouer (comme pour Annie). Mais aussi que, sentant l’âge venir, j’avais besoin de savoir ce qui m’attendait. J’ai découvert avec émerveillement que ces personnes, aux parcours très variés, m’apportaient beaucoup, et que, sans doute, je leur apportais un peu quelque chose, ne serait-ce que l’amitié d’un plus jeune qu’elles.


Moi pour qui l’amitié fut la grande affaire de ma vie (je pourrais prendre pour devise le mot de Montaigne "parce que c’était lui, parce que c’était moi" en l’adaptant à ma propre personnalité, y incluant "parce que c’était elle, parce que c’était moi") dès ma jeunesse et dans ma vie entière, je ne m’attendais pourtant guère à cette nouvelle forme d’amitié. Autour de moi, je constate que la plupart des gens ont gardé quelques amis de jeunesse (amitié née entre 12 et 25 ans), quelques amis de l’âge adulte (amitié née entre 25 et 50 ans), mais en font rarement de nouveaux après 50 ans. Et surtout pas d’amis nettement plus âgés que soi. Parfois d’ailleurs pas non plus d’amis beaucoup plus jeunes que soi. J’ai la particularité d’avoir noué des amitiés avec des bien plus jeunes que moi (certains ont 10, 20, 30, 40 ans de moins que moi, aussi bien hommes que femmes), et je me rends compte à quel point ça peut être positif quand j’ai entendu G. me dire, vers ses 90 ans : « quand tu atteins cet âge, tous tes amis sont morts ou incapables de bouger et de venir te voir ! » Le cas est différent pour les femmes qui, en moyenne, vivent six ou sept ans de plus que nous, mais qui se retrouvent tout aussi esseulées, même quand elles ont eu une ribambelle d’enfants, de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants.
C’est que pour rendre visite aux ancêtres, il faut non seulement avoir beaucoup d’affection, d’amitié, de fraternité pour eux (disons le mot, beaucoup d’amour), mais aussi ne pas avoir peur du vieillissement et du miroir qu’il nous renvoie. Car voici comment nous deviendrons : nous perdrons peu à peu nos capacités physiques (affaiblissement de la vue, de l’ouïe, du goût, de la marche, déambulateur puis fauteuil roulant...), mentales (pertes de mémoire, incapacité de trouver ses mots, perte des envies et des désirs…). Ce n’est pas toujours beau à voir. Surtout dans notre univers de jeunisme exagéré, où le mot "vieux" est devenu un gros mot qu’on doit cacher comme le sein de Dorine à nos nouveaux Tartuffes. On nous prétend "jeune" à 70 ans, encore "jeune" à 80 ans, toujours "jeune" à 90 ! On ne peut plus appeler un vieux un vieux : on est un "jeune" retraité à 65 ans, un "jeune" septuagénaire à 73 ans comme moi, bientôt on me considérera comme un "jeune" cycliste si je suis encore en état de faire une rando vélo à 80 ans, comme on a du mal à dire qu’un violeur est un criminel ou un harceleur sexuel un salaud, en dépit de #Metoo, tant les personnes visées se considèrent dans leur droit de macho invétéré !
Je suis sans doute un des rares à accepter ma vieillitude, qui ne m’empêche nullement de continuer à faire du vélo, à me cultiver (littérature, théâtre, cinéma, expos), à pratiquer l’amitié et la fraternité à haute dose, à voyager et à faire des rencontres, à vivre en être humain, quoi, tant que j’en suis capable. Et tant mieux si je suis vieux (un peu pour l’instant), j’ai du temps pour tout ça, à vrai dire, maintenant, j’ai même tout mon temps. Et je fais mienne aussi ces paroles de la narratrice du roman de Jens Christian Grøndahl, Quelle n’est pas ma joie (trad. Alain Gnaedig, Gallimard, 2018) : "je n’ai jamais ruminé sur la mort ou sur le fait de vieillir. […] Je me suis toujours dit que je continuais tant que je pouvais. Je me suis dit que je pouvais être contente tant que je pouvais me déplacer, tant que je n’avais mal nulle part".


Tous mes vieux amis me disent que j’ai bien raison de continuer à faire du vélo, à lire, à écrire, à aller au cinéma ou au théâtre (ils regrettent même que je ne joue plus au théâtre !), à faire attention de continuer à vivre et à voyager, car eux (elles) ne le peuvent plus ! J’imagine très bien la tragédie que c’est pour G. de ne plus pouvoir lire à cause de la DMLA, pour H. ou Y. de ne plus guère pouvoir sortir à cause de leurs maudites jambes qui ne les soutiennent plus, pour O. de ne plus arriver à écrire des poèmes, pour C. de ne plus pouvoir faire des voyages à l’étranger depuis son opération du genou, etc...
C’est pourquoi j’ajouterai que non, la vieillesse n’est certes pas un lit de roses. Raison de plus pour ne pas abandonner celles et ceux qui nous ont aimé, aidé, qui ont fait de nous ce que nous sommes, maintenant que nos parents sont morts, et de ne pas les laisser dans la plus haute des solitudes actuelles (avec celle des petits enfants dont on se demande pourquoi les parents les ont faits)… Osons la fraternité, celle que redécouvrent en ce moment les gilets jaunes : et c’est sans doute pourquoi on les réprime avec une violence aussi meurtrière, car la fraternité, c’est dangereux pour les puissants de ce monde, on pourrait demander des comptes à tous ceux qui, depuis trente ans au moins, nous ont enfoncés dans le chômage de masse et la répression policière, ont multiplié les exclus de toutes sortes, ont réactivé la misère et les sans-logis, ont construit un peu partout des murs, des ghettos, des camps de rétention, ont éloigné la solidarité de notre panorama physique et mental… Osons de nouveau la solidarité, ouvrons nos cœurs, ouvrons nos bras, je suis sûr que le monde ira mieux et qu'on se rapprochera de nouveau du divin tant oublié aujourd'hui...



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