Et
moi, je regardais ces mains calleuses et je pensais que les cals dans
les mains des ouvriers sont beaux, comme les rides sur les visages
des vieux.
(Alberto
Prunetti, Amianto : une histoire ouvrière, trad. Serge
Quadruppani, Agone, 2019)
Il
n’est pas si courant de lire une vie d’ouvrier racontée par son
fils, et qui ne soit pas seulement un témoignage brut, mais de la
littérature. C’est pourtant ce qu’a réussi Alberto Prunetti en
racontant la vie de son père qui
a commencé à travailler à quatorze ans. L'auteur en profite
pour au passage dénoncer la vie difficile de la classe ouvrière
italienne au temps des "Trente glorieuses" (malgré le "plein emploi") et la
précarisation
orchestrée
par le patronat à
partir des années 80, et avec en filigrane, le drame de l’amiante
et des nombreux autres produits toxiques auxquels les ouvriers
étaient livrés pieds et poings liés et qui entraînaient leur
dégénérescence physique et la mort prématurée.
Nous
sommes ici
dans la Toscane ouvrière des années 1970 et 1980. Renato
Prunelli,
pour faire vivre sa petite famille, consent à partir dans des sites
industriels
souvent
éloignés dans le nord et le sud de l’Italie (il
"frôlera mille villes sans jamais les connaître"),
pour avoir une paie plus correcte, mais dans des conditions de
travail pour le moins insécuritaires.
Au
milieu du fer et de l’acier que Renato, au
départ simple manœuvre puis tuyauteur-soudeur
hyper-spécialisé,
est amené à traiter, dans des usines de toutes sortes, dans le
bâtiment, dans des raffineries de pétrole, l’atmosphère est
telle qu’à quarante ans, il est déjà très diminué : quasi
sourd, obligé de porter appareil
auditif, lunettes
et dentier, c’est un homme qui se délite peu à peu, malgré sa
fierté ouvrière ("aristocratie ouvrière,
satisfaits de salaires plus élevés") et
le fait qu’il sait tout faire. Le
livre décrit aussi la
fin d’un monde, celui des grandes entreprises métallurgiques et
chimiques, (désormais
délocalisées),
la fin aussi du syndicalisme triomphant et
de la force de la classe ouvrière, diluée dans la précarisation et
la flexibilité du néo-libéralisme et de la mondialisation.
L’auteur
y mêle ses propres
souvenirs d’enfance, ceux liés à son père, la liesse des dimanches autour du football,
les films vus en
commun, leur amour pour les westerns-spaghettis et pour Steve
McQueen, leur connivence et la tendresse qui les unissait. Après
la mort du père due à l’amiante et aux
produits chimiques respirés et ingérés pendant toute son activité
professionnelle,
le fils et sa mère vont intenter un procès pour faire reconnaître le rôle du
patronat, sans beaucoup d’illusions : "Justice
est faite ? Non, elle n’est jamais faite. La justice, c’est
de ne pas mourir au travail, et de ne pas voir mourir ses collègues.
[…] C’est de travailler sans être exploité. Et ne pas voir
reconnu un droit de vivant seulement après sa mort. La sentence
affirme seulement que Renato a été exposé à l’amiante, non pas
que l’amiante l’a tué, même si la conclusion n’est pas
difficile à tirer ".
Un
très bel hommage à ce père, pour lequel l’auteur a ouvert les
"réservoirs
de la mémoire [pour] la voir couler jour après jour, goutte à goutte, [et] fertiliser une page" :
il
a consulté les papiers de son père, où il est souvent question de
sécurité au travail, de dénoncer le comportement des chefs de
chantier, l’abus de pouvoir, l’impact environnemental des usines,
les risques d’accidents, les vestiaires et toilettes insalubres, le
statut des travailleurs intérimaires et précaires (devenu délégué
syndical, il réclame les "mêmes horaires pour tous sur le
chantier"), l’embauche
de "jeunes […] sur des postes sans avoir l’expérience
suffisante du travail".
Une
sorte de recherche du temps perdu en quelque sorte. Et un coup de
poing contre l’État
complice, les grandes organisations industrielles qui savaient la
nocivité du travail et qui développaient le statut de "petit
entrepreneur" au détriment de celui de salarié : Renato, mis
au chômage à moment donné, doit se plier à ce nouveau statut pour
retravailler (une ubérisation avant la lettre : Renato dut
payer "tout seul les cotisations, maladies, indemnités, avec
plus de probabilité – statistiquement – de subir des accidents
du travail").
L’auteur
dénonce aussi la fausse objectivité scientifique du corps médical :
les médecins ont bien soigné Renato pour une tumeur mais n’ont
pas voulu établir un lien avec ses trente années de travail sur des chantiers où
il fut soumis aux diverses poussières de pollution de toutes sortes.
Quand Alberto et sa mère entament le combat judiciaire, ils
s’aperçoivent que Renato aurait eu le droit de prendre sa retraite
sept ans plus tôt qu’il ne l’a fait.
Pour
moi qui n’ai pas oublié d’où je viens, j’apprécie qu’on me
raconte ainsi
l’histoire d’un homme, d’un ouvrier, dans
cette deuxième moitié du XXe siècle où se tissait encore un lien
social fort, un lien de classe et aussi un lien
de
famille aimante. Si
le père avait eu la "conviction que les envoyer à l’université était une
façon de les faire sortir de la subordination de classe",
celle-ci s'avère trompeuse, le fils restera un intellectuel précaire.
Et
finalement, l’auteur
montre que l’on
est
passé
d’un temps plein d’espérance à un présent peu porteur
d’avenir.
Un
très beau livre : le verra-t-on en bibliothèque ? Pas
sûr, il ferait tâche au milieu des best-sellers dont raffole un
certain public ! Il est tout de même dans une dizaine d'établissements universitaires (ce qui est peu) et pas encore à la Médiathèque de Bordeaux, ni dans le catalogue collectif de France !
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