vendredi 15 février 2019

15 février 2019 : Jeanne Condamin, une belle âme, un cœur simple


Je pense souvent à la mort, qui le fait aujourd’hui ? Personne n’y pense. On se laisse surprendre par elle comme par une collision ferroviaire ou toute autre catastrophe imprévue.
(Erich Kästner, Vers l’abîme, trad. Corinna Gepner, A. Carrière, 2016)

Parmi les nombreux décès de ce début d’année (je pense à ce cher Tomi Ungerer, dont j’ai dû lire à haute voix Les Trois brigands au moins cent fois à mes deux enfants), il en est un qui me touche de plus près.
Le dernière fois que je suis allé voir Jeanne Condamin à Poitiers, c’était quelques jours avant Noël dernier. Jeanne m’a reçu comme d’habitude avec son sourire bienveillant, sa voix douce. Elle était très diminuée, ce que je savais, car elle était, comme mon frère en sa fin de vie, sous oxygène en permanence. Elle atteignait sa quatre-vingt-onzième année. Nous avons papoté plus d’une heure, je lui ai ensuite envoyé ma carte de vœux annuelle et j’ai eu la joie de recevoir en janvier sa longue réponse, sous la forme d’une carte dont j’extrais les phrases suivantes :
« Je suis sûre que votre périple familial qui vous a menés des Landes à Lyon, via Brocas, Toulouse et autres lieux, a été plein de joie pour vous et de ces petits bonheurs reçus avec reconnaissance. […] Mon frère Georges est rentré à Vaux-sur-Mer Royan après trois bonnes semaines chez ses enfants qu’il a vus ensemble ou successivement. Il est rentré pour l’anniversaire du décès de sa femme. Il fait face, je me suis beaucoup réjouie pour lui, qu’il puisse être entouré ainsi. […] nous sommes une famille très unie et j’en rends grâce à Dieu. Je vous embrasse. Jeanne. »

des fleurs pour Jeanne qui les aimait autant que les livres

J’ai connu Jeanne à mon arrivée à Poitiers, où elle achevait sa carrière à la direction de la Bibliothèque municipale. Elle avait contribué dans les années 80 à la création de l’association D’un livre l’autre qui anime la Bibliothèque de la prison de Poitiers (le Centre pénitentiaire de Vivonne aujourd’hui) ; j’ai adhéré rapidement à D’un livre l’autre et participé bientôt à ses activités, notamment en me rendant aux rencontres avec des écrivains, puis en donnant de ma personne pour les lectures à haute voix que nous faisions en duo avec Lise B. Je revoyais régulièrement Jeanne à l’Assemblée générale de D’un livre l’autre, mais nous n’étions pas encore vraiment amis.
Il a fallu le décès de mon frère Bernard en 2003 pour que, poussé par Claire qui proposa de m’y accompagner, je retourne assez régulièrement au Temple de Poitiers et recouvre mon identité protestante (je ne pratiquais plus depuis quarante ans), et découvre avec une stupéfaction mêlée de joie que Jeanne était non seulement protestante, mais fille et sœur de pasteurs. Ce qui expliquait à la fois son sérieux et sa rigueur (nous ne nous sommes jamais tutoyés), mais aussi sa bienveillance et sa joie intérieure. Elle nous aida beaucoup à nous intégrer à la paroisse. Une amitié naquit qui prit de l'ampleur pendant la maladie de Claire quand elle me proposa de venir de temps en temps à la maison me remplacer pour que je "m’aère"... Un après-midi de temps en temps (une à deux fois par mois), elle arrivait à 14 h et, comprenant l’état difficile de Claire, lui demandait de choisir un disque. Jeanne le mettait en route pas trop fort, et demeurait silencieuse à son côté en lui tenant la main, disant quelques mots de temps en temps.
En juillet 2006, nous l’invitâmes à se joindre à nous sur les bords du Clain pour fêter l’anniversaire de Lucile. Il y faisait une douce et lumineuse chaleur, et ce fut un moment presque magique. Pendant l’hiver 2008-2009, quand la dégradation de l’état de santé de Claire avait fait largement déserter notre maison, elle fut une des rares fidèles à continuer à venir quasiment chaque semaine. Pour Claire et pour moi, ce don de soi, cet amour du prochain, cette gentillesse, cette grâce, étaient semblables à celles de ma belle-sœur Anne qui venait tous les mois passer un week-end de trois jours pour me permettre de « souffler ».
À mon tour, j’ai essayé de rendre la pareille à Jeanne, que je visitais souvent à Poitiers, puisqu’après mon déménagement, je n’avais que le Boulevard à traverser pour lui rendre visite. Je la voyais moins depuis que j’habitais à Bordeaux, mais tout de même je ne l’oubliais pas et, quand c’était possible, nous nous revoyions chez elle deux ou trois fois par an. Comme ma mère, elle avait été tuberculeuse dans sa naissance et avait un poumon affaibli. Mais elle a tenu bon, affermie sans doute par sa foi, elle qui allait régulièrement aux Assemblées du Désert du Mas Soubeyran qui ont lieu chaque année en septembre pour commémorer le souvenir des martyrs protestants après la Révocation de l'édit de Nantes.
Une petite anecdote qui m’avait réjouie : un de nos collègues de la Bibliothèque annexe des Trois cités m’a raconté que lors de l’emménagement de l’annexe, de l’ancien local provisoire au nouveau, distant d’une centaine de mètres, Jeanne Condamin, pourtant directrice générale, non seulement avait proposé aux employés d’organiser une chaîne humaine pour déménager les livres de l’un à l’autre, mais y avait participé elle-même, habillée d'une blouse de travail. Ce qui la mit encore plus haut dans mon estime et mon amitié, tant j’ai connu beaucoup de conservateurs de bibliothèque arrogants et sûrs d’eux, parfois incapables de saluer leurs subalternes, et souvent les méprisant du haut de leur élitisme mal compris ! 

Une autre anecdote qu’on m’a rapportée pendant les obsèques : Jeanne avait dit qu’elle attendait de revoir son frère avant de mourir. Il est venu le lundi 4 février, elle est morte deux heures après. Ce qui m’a rappelé que Claire avait attendu le passage du pasteur, venu lui apporter quelques paroles de réconfort, avant de s’éteindre.

Adieu, Jeanne, ou plutôt au revoir, pour l’éternité...



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