lundi 7 septembre 2009

7 septembre 2009 : humiliés et offensés


L‘illusion, c‘est une question de foi, la désillusion c‘est le châtiment de la foi aveugle.(Maxime Gorki, Pensées intempestives)

J’ai si longtemps vécu avec cette illusion du progrès, non pas d’ailleurs tellement du progrès technique (après tout, c’est ce progrès-là qui crée et développe des guerres de plus en plus monstrueuses, des armes de plus en plus meurtrières, et qui met la planète à feu et à sang en attendant de la détruire, un jour), mais du progrès moral, issu du 19ème siècle, ou même de la Renaissance, de la Réforme, des Lumières, ou tout simplement de la lueur apportée par les évangiles, l‘art et la littérature. Oui, je pensais que l’être humain peu à peu progressait, s’émancipait de ses erreurs, de ses errements, de ses turpitudes, du Mal, en un mot. Et puis, je tombe constamment de haut, tant il est difficile de se défaire de ses illusions.

Je m’aperçois que les flics, censés protéger les gens, ont désormais bien assimilé la leçon des SS : il ne fait pas bon être nègre ou basané, pauvre ou sans-papiers, ni surtout, en cas de contrôle presque toujours insultant (ex : un flic à un jeune black : — Pourquoi tu t’agites comme un singe dès que j’arrive ? C’est l’appel de la brousse ?) leur répliquer, même poliment, auquel cas on passe rapidement par la case commissariat, et, pour peu qu’on résiste, par un tabassage en règle. Le terminus, si j’ose dire, c’est la convocation au tribunal, où notre parole ne vaut rien, en face de celle des keufs. Il paraît qu’ils doivent faire du chiffre, et donc avec le système de l’"outrage à agents", immédiat si on leur réplique (alors qu’eux peuvent insulter en toute impunité), ça leur permet d’augmenter leurs primes et d’alimenter les caisses de l’État avec les amendes infligées par les juges. On m’a raconté des choses sidérantes tout dernièrement à ce sujet. Dommage, j’avais pas mon carnet pour tout noter.

Les propriétaires sont aussi de sacrés sagouins. Non contents de pressurer jusqu’à la moelle les locataires, ils sont bien ancrés dans l’état ambiant du capitalisme moderne. Faut que ça rende, comme la Bourse !

Je vous livre l’histoire vraie suivante : un type qui galère accepte, pour ne plus avoir à payer de loyer, un emploi de gardien d‘une propriété. Le propriétaire vit à l’étranger où, semble-t-il, il gagne gros. Notre homme est logé gratuitement : en échange, il doit entretenir le domaine (maison de maître, parc, haies, piscines), s’occuper de la gestion des gîtes ruraux voisins, les nettoyer à chaque départ, etc. Un boulot à temps plein. Pas de contrat écrit. Une promesse orale de percevoir (au noir) 10% de la location des gîtes, et autant des autres loyers, car le proprio a aménagé plusieurs anciens corps de ferme en logements pour des ouvriers agricoles. De plus, il doit faire le ménage dans la maison de maître, avant l’arrivée du patron qui y passe l’été, ainsi que pendant son séjour pour un prix horaire défini. Mais voici qu’au printemps, le proprio révise les tarifs du ménage à la baisse. Devant le refus du gardien, il fait appel à une femme de ménage du village qui accepte le salaire au rabais (toujours au noir). Notre homme perd donc le ménage. Puis au moment de la perception des 10% de loyers, le propriétaire dit qu’il n’en a jamais été question. Que faire ? Il n’y a pas eu de contrat écrit. Tout est au noir. C’est sa parole contre celle du patron. Le propriétaire est tout puissant.

Voici donc revenu le temps des négriers (car comment qualifier autrement un tel propriétaire et patron ?) et de leurs suppôts, policiers, juges, agents de répression de toutes sortes, parmi lesquels il y a aussi, hélas, quelques membres de l‘enseignement (là aussi, on m‘en a raconté de belles) et psychiatres de tout poil qui usent de méthodes extrêmement discutables pour remettre au pas gamins réputés "différents" (par exemple, le packing pour calmer les autistes) ou vieillards en difficulté (douches imposées à des malades d’Alzheimer).

La soumission. Voilà, nous devons être passifs, soumis, dociles, résignés. La société fait tout pour ça.

C’est sans doute pourquoi dès qu’un temps différent apparaît, l’être humain se défoule : pendant le Carnaval autrefois (ça perdure encore au Brésil, aux Antilles), pendant les fêtes, férias et fiestas aujourd’hui (ça picole sec !), les vacances aussi, et surtout pendant les émeutes et insurrections plus ou moins spontanées (voir le Gabon en ce moment, nos banlieues de temps à autre). Las d’être humiliés et offensés, les hommes finissent par disjoncter, casser, saccager, piller, s’approprier par la violence ce dont on les a privé. Car, comme le rappelle Romain Rolland dans un épisode de Jean-Christophe : "Il faut le dire crûment : tout homme qui possède plus qu'il n'est nécessaire à sa vie, à la vie des siens, et au développement normal de son intelligence, est un voleur".

Et, si on nous annonce la fin du monde, c’est soudain l’obsession sexuelle qui déborde comme on le voit dans le film Les derniers jours du monde, des frères Larrieu, qui m‘a fort intéressé et amusé, car dans mon jeune temps, une amie avait posé la question à notre groupe d‘étudiants : — Que feriez-vous si on vous disait : il ne vous reste qu‘une heure à vivre ? Et sa réponse était : — Je saute sur le premier gars à ma portée. Dans le film, l’apocalypse s’annonce : terrorisme, explosions, missiles… Comme il n’y a plus de règle, le désir est roi. Mais le désir de quoi ? Les orgies sont mortuaires, il y a un côté Satyricon de Fellini par moments dans ce portrait décadent d’une société hantée par le sexe. L’affection, l’amitié, la tendresse, semblent mis entre parenthèses, comme si avant de mourir, ne comptait plus que l’acte physique. Il est vrai que la majorité des personnages semblent avoir été des mal aimés (ou des mal aimants ?) et qu‘ils veulent se rattraper. Finalement, passé l’amusement, je suis resté perplexe, même si les Larrieu ont retrouvé un tonus, une élégance, qui manquaient à leur précédent film. Que signifie donc ce film ?
Personnellement, je dirais qu’il nous reste, pour échapper à cette violence déréglée, et pour contrebalancer ces perpétuelles humiliations infligées par les maîtres, patrons, petits ou grands chefs, l’art, la littérature, la philosophie, la musique, le théâtre, la danse, le cinéma, le cirque, l’exercice physique aussi, la nature, tout ce qui relève de l’esthétique… Oui, l’art, la littérature, la beauté, nous libèrent des carcans imposés par les tyrans à l’ego démesuré : voyez Sartre écrivant une pièce de théâtre dans son stalag pour les prisonniers.

Et il reste aussi et surtout l’amour-amitié… Voyez dans la Chartreuse de Parme Fabrice Del Dongo en quelque sorte libéré (mentalement) de son enfermement à la tour Farnèse par l’amour qu’il porte à la fille du gouverneur de la prison. Oui, l’amour et l’art peuvent nous sauver de la mauvaiseté du monde. Mais, pour ceux qui ne connaissent ni l’un ni l’autre (si les parents ne leur ont pas appris l‘amour, et les enseignants ne leur ont pas appris la beauté), on comprend qu’un jour ou l’autre, ils explosent.

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