Comme on le sait, l’amateur sait prendre son temps.
(Jean-Paul Kauffmann, La maison du retour)
Que reste-t-il à Claire comme plaisirs, pour qu’elle entretienne des feux dans sa tête ?
Un peu de lecture (journal, romans lus à haute voix sur disque ou par moi-même), d’écoute musicale, de visionnement de films sur dvd (à petites doses), de promenades à l’extérieur, de rencontres…
Avant tout, il reste ceux de la table, sans doute les plus primitifs chez les individus, et ceux dont l’absence fait le plus souffrir : j’ai été frappé dans l’enquête faite auprès des usagers de l’hôpital par le pourcentage élevé de patients se plaignant des repas qui me paraissent pourtant très corrects. Claire a toujours, beaucoup plus que moi (qui suis un handicapé alimentaire), goûté aux plaisirs de la table. D’Alexandre Dumas, j’ai du goût pour D’Artagnan et Monte Cristo, elle ce serait plutôt Porthos et le Dictionnaire de cuisine.
Malheureusement, depuis plusieurs semaines, elle ne peut plus guère que participer aux préparatifs des repas (choix des ingrédients et des recettes, épluchage, directives) et je m’y colle, avec plus ou moins de bonheur, bien sûr. Je me défends pourtant pas mal en cuisine, même si je n’ai pas les qualités de mon frère aîné Michel, inventeur et poète de la cuisine. D'ailleurs, j’y ai toujours pris plaisir, à cuisiner.
Et même, depuis quelques jours, Claire ne peut pratiquement plus participer ; sa main droite, qu’elle ne peut plus diriger, ne lui permet plus d’éplucher même de simples pommes de terre. Elle est condamnée à seulement choisir et me guider ; elle ne peut plus tirer le rêve des condiments et des mélanges savants qu’elle aimait. Avec elle, les plats cuisinés couraient, voltigeaient, ailés, avec moi, ils marchent à pied et parfois s’enfoncent sur la table, figés. La cuisine ne tutoie plus le ciel, elle est devenue bien terre à terre.
Pourtant, depuis la semaine dernière, nous avons décidé d’inviter à nouveau, une fois par semaine, quelqu’un à déjeuner. Oh ! Une seule personne à la fois, donc surtout des célibataires, ou des couples qui acceptent pour une fois de se scinder en deux. Et chaque fois, de faire un plat un peu plus relevé, que je confectionne selon les directives de Claire. Et sur cette lancée, je me mets à mitonner d’autres jolis plats pour les jours plus ordinaires.
Ainsi, ce midi, on avait décidé de dessaler la morue que nous avions en réserve. Oui, mais comment la cuisiner ? Claire me dit d’utiliser l’aubergine et les pommes de terre. Je les ai donc fait revenir d’abord à la sauteuse (délicatement, à l’huile d’olive, sans trop chauffer), puis cuire à l’étouffée (vapeur) ; parallèlement, j’ai fait cuire la morue à la vapeur, nous l'avons dépiautée à deux (à la rigueur, elle pouvait mettre ses doigts et écarter les fibres), et nous en avons enlevé les arêtes. Ensuite, additionnée d’une pointe d’ail, la morue est allée rejoindre pommes de terre et aubergine dans la sauteuse.
Le résultat était effectivement savoureux.
Claire mange peu désormais, en faible quantité. C’est qu’il lui faut beaucoup de temps, d’abord pour piquer dans l’assiette – je lui conseille de plus en plus souvent l’usage de la cuillère – et ensuite pour apporter jusqu’à la bouche la fourchette ou la cuillère sans en perdre une partie en route, quand ce n’est pas la totalité. Donc elle me demande de la servir petitement. Je l’observe quand elle mange, bien sûr, lui indique de redresser la cuillère ou de pousser l’aliment qui tend à sortir de la bouche. Et je souris, manière non pas de me moquer, mais de lui dire : « Je suis avec toi ! »
Et soudain, ce midi, alors même qu’elle savourait ce plat vraiment succulent (je lui en ai servi une seconde part), j’ai traversé les rivières du temps, et j’ai brusquement revu ma grand-mère dans les dernières années de sa vie qui avait les mêmes difficultés avec sa main droite, et qui mangeait avec une peine semblable.
Et Claire me dit : « Quand même, quelle vie je te fais mener ! » Je lui ai rappelé alors que ma mère avait gardé cinq ans à domicile ma grand-mère diminuée par une congestion cérébrale (comme on disait alors, un AVC sans doute), tout en élevant cinq filles qui lui restaient encore, et sans beaucoup être aidée en ce qui concerne les soins d’intérieur (cuisine, ménage) par mon père. Tout de même, ce que ma mère a fait, ne puis-je pas le faire, dans des conditions nettement plus faciles, puisque nous avons une aide à domicile pour le ménage ! On oublie toujours, je crois, dans l’étude de cas comme le nôtre, la dimension affective. Quand cette dimension existe, aucune tâche n’est rebutante, et on trouve les moyens de réussir, de vaincre.
Eh oui, on peut sourire devant ses petits malheurs, car le jour continue à filtrer à travers nos paupières, et, en considérant la paille qui aide Claire à boire, nous sentons bien que le monde tient dans un verre d’eau.
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