mercredi 18 février 2009

18 février 2009 : la tyrannie du corps


On se sentait au bord d’un autre monde, en dehors de l’espace et du temps.
(Alexandre Vialatte, Battling le ténébreux)

Malgré la bise qui mord, le pauvre vieux de somme (que je suis devenu, à mon corps défendant) a enfourché son vieux vélo, non pour aller ramasser du bois mort, comme la vieille de Brassens, mais quand même pour chauffer "bonhomme", en allant passer deux heures à la salle de remise en forme. J’y fais du vélo d’intérieur, et des exercices sur des appareils, notamment pour fortifier mes épaules, qui en ont bien besoin. Elles sont soumises à rude épreuve, les pauvres, à soulever, redresser, étayer, soutenir Claire, comme la nuit porte le ciel rempli de constellations.

Ben oui, à mon âge, le corps a besoin d’être réchauffé par de l’exercice physique, d’autant plus que si je le laisse se délabrer, je ne serai plus d’aucune utilité pour Claire. Tout comme l’esprit doit continuer à être chauffé par les exercices mentaux que sont la lecture, l’écriture, la cuisine et autres billevesées. Cet exercice physique qui manque tant à Claire, et qu’elle déplore de ne plus pouvoir pratiquer, elle qui ne tient plus debout, et à qui son corps saccagé et sans ressort renvoie une image déplorable. Comme elle reste aussi de plus en plus à l’écart des exercices mentaux, assommée par son cocktail explosif de médicaments, son visage est devenu friable comme du sable.

Quelle image du corps avons-nous ? Celle des autres d’abord, puisque nous ne pouvons nous apercevoir nous-même que dans un miroir. On aperçoit en premier lieu les postures des divers individus, comme Dieu compte les étoiles : les avachis, les redressés, les dégingandés, les droits, les raides, les souples... Soi-même, sauf quand on est danseur (ce dernier ne s’entraîne-t-il pas d’ailleurs devant un miroir pour vérifier les bons mouvements ?) ou acteur ou athlète (tous ces gens-là s’entraînent beaucoup), on ne maîtrise pas toujours sa façon d’être corporelle, on en a même une conscience souvent assez vague. Quelqu’un me parlait récemment d’un type dont il qualifiait la poignée de main de "liquide", tant elle était molle et semblait couler. Le type en question s’en rendait-il compte ? Claire ne maîtrise presque plus rien, et s’en rend parfaitement compte.

Moi aussi, j’ai bien sûr une conscience aiguë des maladresses de mes mouvements, en gymnastique par exemple, ou dans la danse. Il y a des mouvements que je n’arrive pas forcément à accrocher. J’ai toujours eu un sentiment assez vif de mon inhabileté, je ne fais jamais un bon mouvement du premier coup, j’ai besoin d’apprendre, comme si mon cerveau ne comprenait pas toujours le corps. On dirait que l’image de mon corps est éloignée de mon comportement actif. Cependant, je tombe rarement, j’ai un bon sens de l’équilibre, n’ai que rarement fait des chutes, à vélo ou à ski. Ce n’est pas le cas aujourd’hui de Claire, qui ne tient plus debout et ressemble de plus en plus à un château de cartes, comme si elle avait déjà abandonné son corps.

Je crois que la représentation de son propre corps est également sociale et culturelle. C’était dur d’être un enfant malingre comme ce fut mon cas. Mais plus dur encore d’être gros et de se faire traiter de "gros lard". Aujourd’hui, dans nos sociétés, les femmes font très attention à leur ligne, trop peut-être. Les hommes sont par contre moins gênés d’avoir de l’embonpoint, qui commence dès la trentaine, parfois avant. Sans doute parce qu’ils ne se voient pas, et passent en général peu de temps devant leur miroir, au contraire des femmes. Dans le cas de la maladie, le corps peu à peu se déforme, et dans le cas de Claire, c’est le visage qui a le plus "morflé". C’est devenu dur de se regarder dans le miroir. J’ai beau lui affirmer qu’elle est toujours belle, elle sait qu’elle n’aperçoit plus la lumière que de très loin.

L’image de notre corps est dans l’œil de qui le regarde, c’est ce qui gêne Claire. Elle a constaté que je l’observais beaucoup. C’est évidemment avant tout pour l’empêcher de tomber ou de faire un geste malencontreux. Elle qui aimait tant nager, elle ne risque plus d’aller à la piscine. Car le voyeurisme explose évidemment sur les plages ou à la piscine.

On s’identifie à une image de soi qui n’est qu’un reflet. Parfois on est surpris de se voir en photo, car effectivement, c’est différent du reflet dans un miroir. Sur la plage, on est vu par les autres, et on les regarde. On peut se comparer, haïr son corps, si on ne lui trouve pas l’élégance, la beauté, la force ou la puissance qu’on a repérées chez un autre. La jeunesse aussi, puisque c’est devenu la nouvelle aune du jugement.

Enfin, n’oublions pas qu’il y a la dualité du corps et de l’esprit, le corps étant la partie honteuse, l’esprit la partie noble de l’individu, en particulier dans nos sociétés occidentales. Ceci a pu entraîner chez certains un mépris du corps, voire une répulsion qui peut aller jusqu’à la haine de soi, au refus du toucher, de se déshabiller, de la nudité, et, in fine, de la sexualité. Jusqu’à s’opprimer soi-même.

Surtout quand son corps n’est pas conforme aux fantasmes collectifs de la société dans laquelle on vit. Là encore, il s’agit d’entrer dans la norme, de peur d’être en quelque sorte banni de la cité. Est-ce pour cela qu’on voit si peu d’handicapés, non seulement à la plage et à la piscine, mais même dans les rues ? Leur corps nous renvoie une image déficiente à laquelle on ne veut surtout pas adhérer. Même problème avec le vieillissement : la peau se fripe, perd de sa tension et de sa fraîcheur, les rides se multiplient. On n’est plus dans le standard. C’est dévalorisant de vieillir. Quand les deux s’additionnent, le vieillissement et le handicap, on se propulse au carrefour des ombres, on cherche à se cacher, on cultive le goût de l’oubli.

J’ai pourtant remarqué qu’il y a tout un involontaire qui émane du corps. Dieu merci, on ne maîtrise pas tout et, heureusement, le ridicule ne tue pas. De cet involontaire, le regard de l’autre détermine aussitôt des qualités ou des défauts et essaie de trouver la psychologie d’un individu lambda, rien qu’en l’observant évoluer. On décode en quelque sorte à partir de gestes, d’expressions, de la coiffure, du maquillage, du regard, du vêtement. Tous ces paramètres réalisent d’ailleurs une jonction du corps et de l’esprit et finissent par nous montrer l’autre dans son unité (mais nous aussi, on est vu ainsi).

Non, Claire n’a rien de ridicule dans ses gestes, dans ses expressions, dans sa manière d’être. Le grain de la vie continue à l’environner, et je songeais, tandis que je faisais mes exercices au club, à l’étendue marine de son corps, qui n’a rien perdu de son intensité. Ainsi qu’à la couleur de son regard dont la lumière se reflétait dans ma mémoire, au feuillage de sa voix qui regarde les jours glisser et répercute, quand elle se brise, les feux de la douleur.

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