Il n’était pas bon à grand-chose.(Selma Lagerlöf, Le merveilleux voyage de Nils Holgersson à travers la Suède)
J’ai été admirablement soutenu pendant deux jours par ma belle-sœur, elle m’a donné, peut-être sans le savoir, des pistes pour subir les prochains événements sans faiblir trop, en résistant, en tenant ferme, en essayant de ne pas céder au découragement ou à l’amertume.
Quand on est englué, comme nous en ce moment, dans le terrorisme du réel, on se demande comment continuer, pourquoi vivre encore, pourquoi se battre. En effet, pour agir, il faut d’abord connaître, puis comprendre. Là, malheureusement, nous ne savons à peu près rien, les propos des médecins sont lénifiants et nous renvoient à notre ignorance (ou à la leur), à notre incapacité, à notre impuissance, à notre nullité.
Résultat de ce défaut de savoir, nous ne comprenons pas, ou mal, ce qui nous arrive, les nouvelles tuiles, altérations, dégradations qui se succèdent, et contre lesquelles les solutions apparaissent éloignées ou dérisoires.
Alors même que nous souhaiterions agir au mieux, être le plus proche possible de la perfection. Ah ! La perfection ! Combien j’ai essayé dans ma vie d’être parfait, pour pouvoir être aimé ! Et pourtant, que d’erreurs, que de bourdes j’ai commises, aussi bien dans ma vie professionnelle que dans ma vie personnelle ! On ne se refait pas, et les maladresses qui sont les miennes sur le plan corporel gâchent aussi certains de mes actes.
Là, je voudrais aider Claire aussi d’une façon parfaite. Pour qu’elle se sente bien, pour que je me sente bien aussi. Mais voilà, elle est tellement affaiblie, elle s’éloigne tellement dans un monde qui lui est propre, la vie lui coûte désormais tellement, pour les gestes les plus simples, sortir du lit, s’asseoir, s’habiller et se déshabiller, se laver, manger, boire… Tous ces gestes deviennent les points d’ancrage de son incapacité. Alors, bien sûr, la perfection est loin. Et moi, croyant bien faire, je fais souvent les gestes qui tuent, ou je prononce des paroles vaines, et je sens un doux reproche dans son œil unique.
Croyez-vous qu’on m’aurait indiqué à l’hôpital quels sont les bons gestes, comment relever quelqu’un sans se faire mal, sans lui faire du mal, comment ne pas maltraiter l’autre (en dépit de soi), comment le reconnaître comme un sujet, ne pas l’infantiliser ? Comment insuffler encore le goût de vivre à Claire, malgré l’obliquité que son état actuel lui impose, et les nombreuses incapacités dont elle souffre ? Oui, elle penche de plus en plus, son côté droit ne la soutient guère. Oui, elle ne peut plus marcher. Oui, elle a la pensée de plus en plus engourdie, des pertes de mémoire, des pertes de tout. Oui, elle n’a pas tellement envie de prolonger cette vie qui lui paraît insignifiante. Oui, je ne vois plus que cendres là où il y avait du feu il y a encore peu. Oui, le poids de l’inconnu l’obsède, et si la perfection, c’est se rapprocher de son être, elle a plutôt l’impression de s’en éloigner, tant elle ne peut plus rien faire correctement.
Je sais, il faut chercher la joie même là où à priori elle n’est pas. Même dans la maladie, même dans la souffrance, même dans l’affaiblissement des facultés physiques et mentales. C’est difficile, aussi bien pour Claire que pour moi, et j’imagine que je dois avoir l’air plus triste que jamais. C’est dire si je suis très éloigné de la perfection, car Claire aurait besoin de ma joie. Je donne ce que je peux, avec ma foi personnelle, ma confiance malgré tout dans la vie.
Mais, comme Nils, je ne me sens pas bon à grand-chose ! Il nous manque les oies sauvages qui nous porteraient dans le vent, et nous permettraient de nous promener, Claire et moi, sur la proue d’une nuit lumineuse, blottis dans leur chaud duvet, et essayant de deviner le chemin des étoiles.
Bon, ne nous inquiétons pas trop ! Ne cherchons pas à être parfaits, elle parce qu’elle ne peut vraiment plus du tout, et moi, parce que je ne l’ai jamais été, et que, sur les sentiers difficiles où je chemine actuellement, je n’ai pas les clés qui ouvrent les portes du monde.
Mais, nous dit l’Ecclésiaste, il y a un temps pour pleurer, et un temps pour rire ; un temps pour se lamenter, et un temps pour danser. Puissions-nous retrouver très vite le temps de rire et le temps de danser ! Anne nous a porté le film de Tati, Mon oncle (peut-être mon préféré), voilà qui nous a fait rire. Chaque fois que je la lève du lit pour l’approcher du fauteuil, je l’étreins dans une sorte de danse !
Allons, rien n’est jamais perdu, et l’on voit encore de l’infini dans les arbres du jardin.
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