Quand
on est dans les affaires, faut toujours mentir et tricher, mais on
appelle ça autrement.
(John
Steinbeck, Les Raisins de la colère,
trad. Marcel Duhamel et Maurice-Edgar Coindreau, Gallimard, 1947)
couverture du livre ancienne édition "Le livre de poche"
J’ai
profité de la possibilité du partage de lecture proposé par
"Critiques libres" pour me mettre à la relecture des Raisins
de la colère de Steinbeck,
livre qui faisait partie de mon programme de relecture des livres qui ont marqué ma jeunesse. Cette lecture que je fis pendant l’été
1961, alors que j’étais en vacances chez mon oncle Alfred, ma
tante Marie et mon cousin Michel ; toujours dans les
Basses-Pyrénées (comme on disait à l’époque, mais depuis, des
tas de départements ont supprimé de leur appellation les adjectifs
"bas", "inférieur" !),
ils avaient quitté leur
village de Gouze et vivaient
désormais à Mourenx dans des sortes de HLM flambant neuves
réservées par la compagnie des Pétroles d’Aquitaine pour ses
employés (donc, mon oncle). Finies les corvées d’eau à la pompe
(elle coulait du robinet), les bains dans la cour dans la baignoire
en aluminium chauffée au soleil (il y avait une salle de bains), les
chiottes au fond de la cour (les w.-c. étaient dans l’appartement),
la froidure en hiver et les corvées de bois pour la cuisinière
(chauffage central et cuisinière à gaz avaient fait leur
apparition). Mais curieusement, la télévision n’était toujours pas là, il y avait un cinéma à Mourenx, et la tante
(qui n’y allait pas) nous donnait de l’argent de poche pour y
aller. Et, malgré nos virées à vélo, nos jeux dans les espaces libres entre
les immeubles, où l’on refaisait le monde avec les autres ados et
préados, il nous restait encore du temps pour lire.
Justement,
avant de partir chez eux, sur mon maigre argent de poche, j’avais
acheté le bouquin de Steinbeck en livre de poche, avec une photo du
film en couverture et au dos le slogan : « Vous
n’oublierez pas les personnages de ce livre ; ils entreront à jamais dans votre vie ». Bigre ! Il faisait 500
pages, écrits en caractères minuscules (mais bien que déjà myope, avec mes
lunettes, j’avais de bons yeux, l’édition
en Folio d’aujourd’hui fait 639 pages, la typographie est un peu
moins petite). Et j’ai mis tout ce beau et chaud mois d’été à
lire Steinbeck. Je connaissais déjà le film, vu au ciné-club du
lycée deux ans auparavant. Mais à l’époque (moins maintenant),
le cinéma me donnait envie de lire. Et ça ne me gênait pas du tout d’avoir
vu le film d'abord…
affiche du film de John Ford
J’ai
déjà lu le premier tiers et je suis frappé de faire le lien avec
l’actuel mouvement des gilets jaunes. Cet exode des paysans de
l’Oklahoma (ces "oakies") vers la terre promise de
Californie, cette mise en mouvement de pauvres gens pour tenter de
vivre mieux, avec son lot d’entraide et de solidarité qui
rend les hommes meilleurs (voir le chapitre 15), eh bien on est en
plein dedans aujourd’hui.
Je
lis : "Tout
est en mouvement aujourd’hui. Les gens se déplacent. Nous savons
pourquoi et nous savons comment. Ils se déplacent parce qu’ils ne
peuvent pas faire autrement. C’est pour ça que les gens se
déplacent toujours. Ils se déplacent parce qu’ils veulent quelque
chose de meilleur que ce qu’ils ont. Et c’est le seul moyen de
l’avoir".
Remplacez dans cette phrase "se déplacent" par
"manifestent", et ça traduit bien les gilets jaunes.
Plus
loin, je lis : "Vous
qui n’aimez pas les changements et craignez les révolutions,
séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se
craindre, se soupçonner. Voilà le germe de ce que vous craignez.
[…] C’est là qu’est le danger, ces deux hommes ne sont pas si
solitaires, si désemparés qu’un seul".
N’est-ce pas ce que fait le
gouvernement en dressant la police conte le mouvement ? Je lis
aussi : "Ne
vous faites pas de tracas. Nous sommes trop contents de vous aider. Y
a longtemps que je m’étais pas sentie aussi… aussi… en
sécurité. Les gens ont besoin de ça… de se rendre service".
N’est-ce pas ce que me disaient les gilets jaunes, qu’enfin,
après des années de galère et de solitude, ils redécouvrent la
camaraderie, le dialogue, la fraternité des ronds-points,
l’entraide, le service, la cohésion, l'amour parfois : ils ne sont plus
seuls !
Enfin,
je lis ce qui suit et qui définit parfaitement notre caste dirigeante : "le
fait de posséder vous congèle pour toujours en « Je »
et nous sépare toujours du « Nous ».
Je sais bien que les intellos
ont toujours considéré Steinbeck comme un écrivain de seconde
zone, lui reprochant sa philosophie de bazar. Ils ne peuvent empêcher
qu’il avait un grand sens de l’observation, que ses dialogues
sont percutants, les chapitres documentaires de reportage qui
entrecoupent la trame romanesque sont d’une intelligence
remarquable. Si, en plus, ça nous aide à comprendre les gilets
jaunes, lisons ou relisons Les raisins de la colère !
Il est vrai qu’à les écouter, nos gouvernants ne lisent sans
doute pas grand-chose !!!
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