samedi 4 mai 2019

4 mai 2919 : les gilets jaunes à la lumière de Steinbeck



Quand on est dans les affaires, faut toujours mentir et tricher, mais on appelle ça autrement.
(John Steinbeck, Les Raisins de la colère, trad. Marcel Duhamel et Maurice-Edgar Coindreau, Gallimard, 1947)


 
couverture du livre ancienne édition "Le livre de poche"

J’ai profité de la possibilité du partage de lecture proposé par "Critiques libres" pour me mettre à la relecture des Raisins de la colère de Steinbeck, livre qui faisait partie de mon programme de relecture des livres qui ont marqué ma jeunesse. Cette lecture que je fis pendant l’été 1961, alors que j’étais en vacances chez mon oncle Alfred, ma tante Marie et mon cousin Michel ; toujours dans les Basses-Pyrénées (comme on disait à l’époque, mais depuis, des tas de départements ont supprimé de leur appellation les adjectifs "bas", "inférieur" !), ils avaient quitté leur village de Gouze et vivaient désormais à Mourenx dans des sortes de HLM flambant neuves réservées par la compagnie des Pétroles d’Aquitaine pour ses employés (donc, mon oncle). Finies les corvées d’eau à la pompe (elle coulait du robinet), les bains dans la cour dans la baignoire en aluminium chauffée au soleil (il y avait une salle de bains), les chiottes au fond de la cour (les w.-c. étaient dans l’appartement), la froidure en hiver et les corvées de bois pour la cuisinière (chauffage central et cuisinière à gaz avaient fait leur apparition). Mais curieusement, la télévision n’était toujours pas là, il y avait un cinéma à Mourenx, et la tante (qui n’y allait pas) nous donnait de l’argent de poche pour y aller. Et, malgré nos virées à vélo, nos jeux dans les espaces libres entre les immeubles, où l’on refaisait le monde avec les autres ados et préados, il nous restait encore du temps pour lire.

couverture du livre édition "Folio"
 
Justement, avant de partir chez eux, sur mon maigre argent de poche, j’avais acheté le bouquin de Steinbeck en livre de poche, avec une photo du film en couverture et au dos le slogan : « Vous n’oublierez pas les personnages de ce livre ; ils entreront à jamais dans votre vie ». Bigre ! Il faisait 500 pages, écrits en caractères minuscules (mais bien que déjà myope, avec mes lunettes, j’avais de bons yeux, l’édition en Folio d’aujourd’hui fait 639 pages, la typographie est un peu moins petite). Et j’ai mis tout ce beau et chaud mois d’été à lire Steinbeck. Je connaissais déjà le film, vu au ciné-club du lycée deux ans auparavant. Mais à l’époque (moins maintenant), le cinéma me donnait envie de lire. Et ça ne me gênait pas du tout d’avoir vu le film d'abord…














 
 affiche du film de John Ford

J’ai déjà lu le premier tiers et je suis frappé de faire le lien avec l’actuel mouvement des gilets jaunes. Cet exode des paysans de l’Oklahoma (ces "oakies") vers la terre promise de Californie, cette mise en mouvement de pauvres gens pour tenter de vivre mieux, avec son lot d’entraide et de solidarité qui rend les hommes meilleurs (voir le chapitre 15), eh bien on est en plein dedans aujourd’hui.
Je lis : "Tout est en mouvement aujourd’hui. Les gens se déplacent. Nous savons pourquoi et nous savons comment. Ils se déplacent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement. C’est pour ça que les gens se déplacent toujours. Ils se déplacent parce qu’ils veulent quelque chose de meilleur que ce qu’ils ont. Et c’est le seul moyen de l’avoir". Remplacez dans cette phrase "se déplacent" par "manifestent", et ça traduit bien les gilets jaunes.
Plus loin, je lis : "Vous qui n’aimez pas les changements et craignez les révolutions, séparez ces deux hommes accroupis ; faites-les se haïr, se craindre, se soupçonner. Voilà le germe de ce que vous craignez. […] C’est là qu’est le danger, ces deux hommes ne sont pas si solitaires, si désemparés qu’un seul". N’est-ce pas ce que fait le gouvernement en dressant la police conte le mouvement ? Je lis aussi : "Ne vous faites pas de tracas. Nous sommes trop contents de vous aider. Y a longtemps que je m’étais pas sentie aussi… aussi… en sécurité. Les gens ont besoin de ça… de se rendre service". N’est-ce pas ce que me disaient les gilets jaunes, qu’enfin, après des années de galère et de solitude, ils redécouvrent la camaraderie, le dialogue, la fraternité des ronds-points, l’entraide, le service, la cohésion, l'amour parfois : ils ne sont plus seuls !
Enfin, je lis ce qui suit et qui définit parfaitement notre caste dirigeante : "le fait de posséder vous congèle pour toujours en « Je » et nous sépare toujours du « Nous ». Je sais bien que les intellos ont toujours considéré Steinbeck comme un écrivain de seconde zone, lui reprochant sa philosophie de bazar. Ils ne peuvent empêcher qu’il avait un grand sens de l’observation, que ses dialogues sont percutants, les chapitres documentaires de reportage qui entrecoupent la trame romanesque sont d’une intelligence remarquable. Si, en plus, ça nous aide à comprendre les gilets jaunes, lisons ou relisons Les raisins de la colère ! Il est vrai qu’à les écouter, nos gouvernants ne lisent sans doute pas grand-chose !!!

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