Le
bonheur qui arrive : c’est le vent salé qui te frappe au
visage, un frémissement qui te parcourt la peau et qui te donne
envie d’embrasser tout le monde.
(Eduardo
Galeano, La
chanson que nous chantons,
trad. Régine Mellac et Annie Morvan, Albin Michel, 1977)
Il
y a quarante ans, en octobre 1978, après neuf mois de préliminaires
(ce qui doit faire sourire les jeunes d’aujourd’hui, soumis à la
dictature de l’immédiateté), nous avions décidé, Claire et moi,
de vivre ensemble : un week-end, nous allâmes à Toulouse où
elle me présenta à
ses parents, à
sa sœur Anne et à son grand-père,
le week-end suivant, à Cère, où
je la présentai à mes parents et à mes sœurs. Et, depuis ces
jours-là, j’ai pu mesurer pleinement les mots du poète :
recueil d'Aragon d'où est extrait ce qui est devenu
Que serais-je sans toi, chanté par Jean Ferrat
J'ai
tout appris de toi sur les choses humaines
Et
j'ai vu désormais le monde à ta façon
J'ai
tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme
on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme
au passant qui chante on reprend sa chanson
J'ai
tout appris de toi jusqu'au sens du frisson
Même
si j’avais déjà fait quelques voyages (Grande-Bretagne, Pologne,
randonnées à pied et à vélo en France), c’est elle qui me donna
le virus de voir le monde autrement. Au tout début pour faire
connaissance de sa tribu (Haute-Garonne, Aveyron, Gard, Paris), puis
pour m’inscrire au marathon de New York en 1979, pour randonner
ensemble à vélo (mémorables vacances de1980 et 1981), pour nous
"exiler"
en Guadeloupe (séjour
pendant lequel elle fit un beau voyage au Mexique avec ma collègue
Christine, tandis que je gardai notre jeune Mathieu), pour accepter
une mutation en Picardie (qui me paraissait tellement loin vers le Nord, et je n'ai rien regretté), pour
voyager avec les enfants devenus suffisamment grands en Espagne, en
Grande-Bretagne, en Crète, à Malte, en Sicile, aux Pays-Bas, et un
peu partout en France, où nous avons rarement passé des vacances au
même endroit… Je crois que grâce à nous, ils la connaissent très bien. Dans les années 2000 encore, nous emmenâmes Lucile
en Pologne, rendîmes visite à Mathieu en Suède, retournâmes en
Crète et visitâmes Madère alors qu’elle était déjà très
malade.
J'ai
tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu'il
fait jour à midi qu'un ciel peut être bleu
Que
le bonheur n'est pas un quinquet de taverne
Tu
m'as pris par la main dans cet enfer moderne
Où
l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux
Tu
m'as pris par la main comme un amant heureux
Certes,
j’avais déjà pas mal pratiqué le culte de l’hospitalité, déjà
à Angers (avec l'auberge de jeunesse autogérée), puis à Auch (combien de personnes ont dormi chez moi ?). Mais elle le développa avec constance, en
Guadeloupe, à Amiens, à Poitiers. Combien de fois nous avons reçu
des étudiants étrangers pour les réveillons de Noël et du Nouvel
An, à Poitiers ? C’est elle qui répondit à l’annonce
d’une association qui recherchait une famille pour héberger des
étudiants colombiens pendant
l’année
scolaire 2007-2008 ;
gravement atteinte, elle
me poussa à être actif dans cet accueil (qui l’a sans doute aidée
à prolonger sa vie et à se sentir encore utile). Et combien
de marques d’amitié avons-nous reçues en retour ! Sans compter l'accueil chaque été de Michel, le fils de nos amis polonais...
Depuis,
les années se sont accumulées. J’ai renoué en 2012
avec l’association des jeunes Colombiens et l'un d'entre eux, Juan, est venu habiter
chez moi pendant un an. Je me suis inscrit sur les sites
d’hébergement gratuit Couchsurfing et Warmshowers, ce qui m’a
permis de recevoir des hôtes de plusieurs pays (France, Suisse,
Pologne, Ukraine, Russie, États-unis, Espagne, Pays-Bas, etc.). J’ai continué
à voyager, d’abord sur des cargos, en souvenir de Claire, mais
aussi en France et à l’étranger (retour en Guadeloupe et en Pologne, Russie, Maroc, Grèce,
Italie, Belgique, Côte d’Ivoire, Suisse, bientôt Madagascar) où
j’ai toujours eu l’impression d’être accompagné : et,
quand je dis que Claire ne m’a jamais quitté, je sais ce que je
dis, et tant pis si
"la
moindre allusion spirituelle devient incompréhensible" aux yeux du plus grand nombre dans notre monde matérialiste,
comme l’écrivait déjà Jean
Baudrillard, dans La
transparence du mal en
1990 (éd. Galilée).
L’être
humain n’est pas que matière, il est aussi spiritualité !
Résultat :
je ne sais pas ce que c’est que la solitude, celle, tragique, de
ceux, jeunes et moins jeunes, qui n’ont pas d’amis, et celle,
plus dramatique encore des vieillards, désormais placés à l’écart
dans nos sociétés et condamnés à vivre une vie de plus en plus
rétrécie, éloignée de leur entourage naturel et fréquemment
sevrée d’amitié, sans compter la solitude des migrants. Sans
doute, je ne souhaite pas vivre très vieux. Cependant, tant que je
peux encore être à l’écoute du monde, être prêt à l’accueil
et au partage amical dont je suis capable, je continuerai à suivre
les leçons du poète et de Claire, et de répéter : "J'ai tout appris de toi".
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