mardi 2 octobre 2018

2 octobre 2018 : Au revoir, Yvon



L’arbre
On a beau le regarder,
On a beau vouloir :
On n’est pas pareil.
C’est plutôt dommage.

(Eugène Guillevic, Ouvrir : poèmes et proses, 1929-1996, Gallimard, 2017)


Bien sûr, le poète a raison : on n’est pas pareil aux arbres. Et pourtant, certains hommes et certaines femmes m’ont toujours paru semblables à des troncs d’arbre, indestructibles, contre lesquels on aime à se pencher, à s’épancher, qu’on aime toucher, et, pourquoi pas (je le fais souvent) embrasser, imaginer le cœur battre. Oui, l’arbre est semblable à certains d’entre nous. Et, quand vient le moment du deuil, il est bon de se rapprocher de l’arbre, de l’étreindre et de se souvenir. Comme chantait Brassens, je suis arrivé à l’âge où l’on est "cerné de près par les enterrements" : en ces mois d’août et de septembre, deux de mes amis sont morts. Et, pour moi, ils sont maintenant des arbres, un flamboyant (Yvon), un chêne (Jean). Et je veux ici leur rendre un dernier hommage, en commençant aujourd'hui par Yvon, décédé en août.



Yvon et Michèle (avec l'autorisation de Michèle)
 
J’ai connu Yvon en arrivant en Guadeloupe fin septembre 1981. À la sortie de l’avion à l’aéroport du Raizet, nous avions été surpris par la chape d’humidité moite qui nous tombait sur les épaules. Et Yvon était là, qui nous attendait, avec le véhicule de service de la Bibliothèque centrale de prêt (BCP) de la Guadeloupe, où il avait des fonctions de sous-bibliothécaire (comme on disait alors). En deux heures de route jusqu’à Basse-Terre, il réussit à nous mettre à l’aise, Claire et moi, nous racontant son île, sa vie d’enfant en famille nombreuse (un point commun avec moi, outre le fait que nous étions presque du même âge), son passage en métropole où il rencontra Michèle, son épouse, ses débuts en bibliothèque universitaire à Orléans en 1970, puis à la Bibliothèque centrale de prêt (BCP) du Loiret en 1976 et sa mutation en Guadeloupe, où sa femme, fonctionnaire des postes, avait été mutée aussi ; ils avaient deux jeunes enfants, Frédéric et Amélie, et Claire était enceinte. Il nous laissa à l’hôtel où nous avions réservé une chambre en attendant de trouver un logement. 

Yvon (de dos) aux tâches agricoles, 2017
 
Dès le lendemain, j’entrai à la Bibliothèque où je réunis le personnel pour me présenter. Je crois les avoir vus ensuite un par un dans mon bureau. Mais c’est Yvon qui me fit la plus forte impression : je sus que je pouvais compter sur lui pour m’aider à comprendre le paysage bibliothéconomique guadeloupéen un peu compliqué, avec la direction des deux bibliothèques qui m’étaient attribuées, la BCP et la Bibliothèque départementale, une double direction assez éprouvante par moments. Et si je me permets de lui attribuer le flamboyant, c’est que pour moi, à l’image de cet arbre magnifique, il a éclairé l’ensemble de mon séjour. À la fois par ses qualités professionnelles et par ses qualités personnelles. 

le ti-punch sur la terrasse chez Yvon et Michèle en 2010
 
Yvon et Michèle nous invitèrent à dîner chez eux à maintes reprises, nous les invitâmes également. On peut dire que nous nous liâmes d’amitié. La preuve en est qu’ils nous rendirent visite lors de leurs congés bonifiés en France métropolitaine et qu’au décès de Claire, leur coup de téléphone m’apprit : « Tu peux venir quand tu veux, tu seras le bienvenu ! » Ce que je fis en 2010, ce fut mon premier voyage en cargo, et je séjournai trois semaines chez eux dans des retrouvailles chaleureuses et extraordinairement cordiales. À cette occasion, je pris en amitié également Frédéric, sa femme et leurs trois enfants, qui vivaient juste à côté. Devenu agriculteur, Frédéric est solidement implanté dans le paysage syndical local. J’ai découvert Yvon attaché aux choses de la terre (il aidait souvent son fils et sa belle-fille aux travaux agricoles), très accueillant et même hospitalier : une fois à la retraite, il a agrandi sa maison en ajoutant un étage comprenant deux appartements pour les visiteurs, assez nombreux, qui viennent de métropole pour les voir. J’y suis retourné en 2017 pour un nouveau séjour mémorable. Et j’ai reçu chez moi Frédéric et Gallim, son fils aîné, venant s’installer en France pour un BTS, puis Mathilde et Gallim, et cette année encore Gallim avec une copine, en route vers le sud. 

Delgrès, le héros guadeloupéen, qu'Yvon m'apprit à connaître
 
Sur le plan professionnel, Yvon fut immédiatement partant pour participer activement à la formation professionnelle que nous mîmes en place, en collaboration avec la Bibliothèque universitaire Antilles-Guyane, pour avoir enfin des diplômés guadeloupéens (et martiniquais et guyanais) au Certificat d’aptitude aux fonctions de bibliothécaire (CAFB) : Yvon enseigna le catalogage, tandis que j’enseignai la bibliographie, qui étaient deux gros morceaux des épreuves écrites ; nous eûmes six ou sept reçus au CAFB en 1983 et 1984. Ce qui a radicalement changé le paysage des bibliothèques : j’ai découvert en 2010 que la directrice de la Bibliothèque départementale n'était autre qu'une de mes anciennes élèves de la promotion 1982-1983 ! Parallèlement, nous organisions avec Yvon des sessions de formation à usage délocalisé, et je me souviens en particulier d’une session de formation à l’analyse de livres faite à Marie-Galante, où nous dinâmes e et dormîmes tous deux chez Patricia, qui y était sous-bibliothécaire également.

un paysage apaisant de Guadeloupe : Petit-Bras David 
lors d'un pique-nique en 2010
 
Yvon, qui avait projeté de venir à Bordeaux avec Michèle en ce mois d’octobre, va me manquer. Son élégance morale, ses savoir-faire et savoir-être, sa fantaisie jubilatoire, son sens du partage, en faisaient un ami exceptionnel. Je sais que je retournerai en Guadeloupe, que Michèle et ses enfants et petits-enfants continueront à m’accueillir, comme ils seront les bienvenus chez moi, car il faudra bien que j’emmène Mathieu voir où il est né ! Et que je me recueille au pied d’un flamboyant, qui me rappellera Yvon le magnifique.

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