L’arbre
On
a beau le regarder,
On
a beau vouloir :
On
n’est pas pareil.
C’est
plutôt dommage.
(Eugène
Guillevic, Ouvrir :
poèmes et proses, 1929-1996,
Gallimard, 2017)
Bien
sûr, le poète a raison : on n’est pas pareil aux arbres. Et
pourtant, certains hommes et certaines femmes m’ont toujours paru
semblables à des troncs d’arbre, indestructibles, contre lesquels
on aime à se pencher, à s’épancher, qu’on aime toucher, et,
pourquoi pas (je le fais souvent) embrasser, imaginer le cœur
battre. Oui, l’arbre est semblable à certains d’entre nous. Et,
quand vient le moment du deuil, il est bon de se rapprocher de
l’arbre, de l’étreindre et de se souvenir. Comme chantait
Brassens, je suis arrivé à l’âge où l’on est "cerné
de près par les enterrements" :
en ces mois d’août et de septembre, deux de mes amis sont morts.
Et, pour moi, ils sont maintenant des arbres, un
flamboyant (Yvon), un chêne (Jean). Et je veux ici leur rendre un dernier hommage, en commençant aujourd'hui par Yvon, décédé en août.
Yvon et Michèle (avec l'autorisation de Michèle)
J’ai
connu Yvon en arrivant en Guadeloupe fin septembre 1981. À la sortie
de l’avion à l’aéroport du Raizet, nous avions été surpris
par la chape d’humidité moite qui nous tombait sur les épaules.
Et Yvon était là, qui nous attendait, avec le véhicule de service
de la Bibliothèque centrale de prêt (BCP) de la Guadeloupe, où il
avait des fonctions de sous-bibliothécaire (comme on disait alors).
En deux heures de route jusqu’à Basse-Terre, il réussit à nous
mettre à l’aise, Claire et moi, nous racontant son île, sa vie
d’enfant en famille nombreuse (un point commun avec moi, outre le
fait que nous étions presque du même âge), son passage en
métropole où il rencontra Michèle, son épouse, ses débuts en
bibliothèque universitaire à Orléans en 1970, puis à la
Bibliothèque centrale de prêt (BCP) du Loiret en 1976 et sa mutation en
Guadeloupe, où sa femme, fonctionnaire des postes, avait été mutée
aussi ; ils avaient deux jeunes enfants, Frédéric et Amélie, et
Claire était enceinte. Il nous laissa à l’hôtel où nous avions
réservé une chambre en attendant de trouver un logement.
Yvon (de dos) aux tâches agricoles, 2017
Dès
le lendemain, j’entrai à la Bibliothèque où je réunis le
personnel pour me présenter. Je crois les avoir vus ensuite un par
un dans mon bureau. Mais c’est Yvon qui me fit la plus forte
impression : je sus que je pouvais compter sur lui pour m’aider
à comprendre le paysage bibliothéconomique guadeloupéen un peu compliqué, avec la
direction des deux bibliothèques qui m’étaient attribuées, la
BCP et la Bibliothèque départementale, une double direction assez
éprouvante par moments. Et si je me permets de lui attribuer le
flamboyant, c’est que pour moi, à l’image de cet arbre
magnifique, il a éclairé l’ensemble de mon séjour. À la fois
par ses qualités professionnelles et par ses qualités personnelles.
le ti-punch sur la terrasse chez Yvon et Michèle en 2010
Yvon
et Michèle nous invitèrent à dîner chez eux à maintes reprises,
nous les invitâmes également. On peut dire que nous nous liâmes
d’amitié. La preuve en est qu’ils nous rendirent visite lors de
leurs congés bonifiés en France métropolitaine et qu’au décès
de Claire, leur coup de téléphone m’apprit : « Tu peux
venir quand tu veux, tu seras le bienvenu ! » Ce que je
fis en 2010, ce fut mon premier voyage en cargo, et je séjournai
trois semaines chez eux dans des retrouvailles chaleureuses et
extraordinairement cordiales. À cette occasion, je pris en amitié également Frédéric,
sa femme et leurs trois enfants, qui vivaient juste à côté. Devenu
agriculteur, Frédéric est solidement implanté dans le paysage
syndical local. J’ai découvert Yvon attaché aux choses de la
terre (il aidait souvent son fils et sa belle-fille aux travaux agricoles), très accueillant et
même hospitalier : une fois à la retraite, il a agrandi sa
maison en ajoutant un étage comprenant deux appartements pour les
visiteurs, assez nombreux, qui viennent de métropole pour les voir.
J’y suis retourné en 2017 pour un nouveau séjour mémorable. Et
j’ai reçu chez moi Frédéric
et Gallim, son fils aîné, venant s’installer en France pour un
BTS, puis Mathilde et Gallim, et cette année encore Gallim avec une
copine, en route vers le sud.
Delgrès, le héros guadeloupéen, qu'Yvon m'apprit à connaître
Sur
le plan professionnel, Yvon fut immédiatement partant pour
participer activement à la formation professionnelle que nous mîmes
en place, en collaboration avec la Bibliothèque universitaire
Antilles-Guyane, pour avoir enfin des diplômés guadeloupéens (et
martiniquais et guyanais) au Certificat d’aptitude aux fonctions de
bibliothécaire (CAFB) : Yvon enseigna le catalogage, tandis que
j’enseignai la bibliographie, qui étaient deux gros morceaux des
épreuves écrites ; nous eûmes six ou sept reçus au CAFB en
1983 et 1984. Ce qui a radicalement changé le paysage des
bibliothèques : j’ai découvert en 2010 que la directrice de
la Bibliothèque départementale n'était autre qu'une de mes anciennes élèves
de la promotion 1982-1983 ! Parallèlement, nous organisions
avec Yvon des sessions de formation à usage délocalisé, et je me
souviens en particulier d’une session de formation à l’analyse
de livres faite à Marie-Galante, où nous dinâmes e et dormîmes tous deux chez
Patricia, qui y était sous-bibliothécaire également.
un paysage apaisant de Guadeloupe : Petit-Bras David
lors d'un pique-nique en 2010
Yvon,
qui avait projeté de venir à Bordeaux avec Michèle en ce mois
d’octobre, va me manquer. Son élégance morale, ses savoir-faire
et savoir-être, sa fantaisie jubilatoire, son sens du partage, en
faisaient un ami exceptionnel. Je sais que je retournerai en
Guadeloupe, que Michèle et ses enfants et petits-enfants
continueront à m’accueillir, comme ils seront les bienvenus chez
moi, car il faudra bien que j’emmène Mathieu voir où il est né !
Et que je me recueille au pied d’un flamboyant, qui me rappellera
Yvon le magnifique.
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