jeudi 25 juin 2015

25 juin 2015 : Virginia Woolf : naissance d'un écrivain


1er mai 1897 : Finalement, ce sont les livres qui aident et réconfortent le mieux.
(Virginia Woolf, Journal d'adolescence, 1897-1909, trad. Marie-Ange Dutartre, Stock, 2008)

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Toutes les femmes n'ont pas eu la chance d'avoir un mari attentionné, attentif, épanouissant, permettant l'éclosion de leur génie : tel fut Leonard Woolf, et Virginia l'a chaleureusement remercié dans sa dernière lettre, celle qu'elle lui a adressée juste avant d'aller se suicider dans la rivière Ouse, en bas de chez eux : "Tu m'as donné le plus grand bonheur possible", qui était pour elle d'écrire... Il a religieusement gardé toutes les archives de Virginia, tous ses manuscrits et lettres inédits. Nous pouvons donc aujourd'hui lire aussi ses cahiers de jeunesse, publiés sous le titre Journal d'adolescence, 1897-1909. Il est exceptionnel d'assister à la naissance d'un écrivain.
C'est pourtant exactement ce qui se produit ici. Nous voyons la jeune Virginia (quinze ans, à peine remise de la profonde dépression qui a suivi la mort de sa mère) faire ses gammes, en commençant par un journal factuel quotidien : elle note tous ses faits et gestes, ce qu'elle voit, les personnes qu'elle rencontre, les courses qu'elle fait, ses lectures. Car Virginia, avant d'être écrivain, est avant tout une lectrice : "les livres, voilà dans l'ensemble ce que j'aime par-dessus tout. Quelquefois pendant plusieurs heures d'affilée, j'ai le sentiment que la substance physique de mon cerveau s'étire & s'agrandit, qu'un sang nouveau bat à l'intérieur de plus en plus vite – il n'est point de sensation plus exquise que celle-là" (réflexion que je fais tout à fait mienne, est-ce pour cela qu'elle est devenue aujourd'hui mon écrivain préféré ?). Mais c'est aussi une observatrice et, bien que très jeune, elle n'a pas les yeux dans sa poche.
Elle marche pieds nus pendant les vacances, et elle note : "Lorsque l'on pose la paume de sa main par terre, on ne sent presque rien ; en revanche, les pieds, continuellement enveloppés & emprisonnés, privés de tout contact avec le sol, perçoivent délicieusement la rugosité de la terre sèche, la douceur & la fraîcheur de l'herbe, la chaleur des endroits où le soleil donne". Elle apprécie, comme moi, de se lever tôt et d'assister à l'éclosion du jour : "Chaque fois que je repense maintenant à ce qu'est le petit matin, je jure que c'est le moment le plus beau & le plus rare de la journée – le plus exceptionnel assurément, à certains égards. On se sent, je dirais, d'une essence inhabituellement spirituelle, une fois que l'on a surmonté sont désir physique de sommeil, & le prix de ce combat – ces heures de clarté supplémentaire – revêt un aspect éthéré particulier, qui vous honore, en quelque sorte, à vos propres yeux".
Les cahiers sont très discontinus, car, à plusieurs reprises, elle souffre pendant des mois de ses horribles migraines et donc l'abandonne. Elle fait le récit de ses vacances, notamment en Cornouailles, où elle retrouve des souvenirs d'enfance (qu'elle utilisera dans La promenade au phare, un de ses plus beaux romans). Et aussi bien, elle raconte les voyages qu'elle fait à l'étranger (Italie, Grèce), avec ses frères Thoby (son préféré, celui qui lui fera connaître ses amis de Cambridge, et qui va décéder prématurément, à la suite d'une typhoïde contractée en Grèce et mal diagnostiquée : il revivra dans La chambre de Jacob, autre roman magnifique) et Adrian, et avec sa sœur Vanessa. 
Virginia Stephen, à vingt ans 
portrait par George Charles Beresford 
 
On la voit aussi essayant de gagner sa vie par l'écriture : elle place des critiques de livres dans de grands journaux londoniens, puis des petits essais. Elle, qui n'est jamais allée à l'école (réservée aux garçons de la famille !), mais qui a eu une bonne éducation, un accès quasiment libre à la bibliothèque de son père, Leslie Stephen, grand intellectuel victorien, elle a voulu apprendre le grec pour lire Aristote, Homère et les tragiques grecs dans le texte. Elle prévoit ses lectures de vacances : "Cela me ravit de prévoir ce que je vais lire cet été. Je crois que je commence par faire une liste dans ma tête des auteurs qui m'occuperont jusqu'aux environs d'octobre – Shakespeare & la Bible par exemple. Et puis, le moment venu, je prends finalement un morceau de papier sur lequel j'inscris Homère, Dante, les discours de Burke, etc., en ayant déjà l'impression d'avoir commencé à les lire & d'en avoir tiré un grand profit. Je regroupe ces différents volumes, les étale sur ma table et j'exulte en pensant que cette épaisseur de papier va traverser mon cerveau. J'aimerais être assurée qu'il en gardera quelques traces, mais c'est un doute que j'écarte loin de moi avant de m'y mettre".
On la voit enfin observer la comédie humaine autour d'elle : "Je me demande pourquoi les jeunes gens – les hommes surtout – ont la curieuse ambition de ressembler aux vieux", note-t-elle en voyant le groupe de Bloomsbury (les jeunes gens amenés par Thoby), à la fois très libre et non-conformiste, mais désireux de se faire une place. Et puis ce type de notation que j'accapare aussitôt : "Je n'ai jamais pu passer devant une roulotte de bohémien sans brûler d'envie de me trouver à l'intérieur. Une maison, sans attaches fixes, qui se déplace dès que le cœur vous en dit, & parfaitement autonome, voilà assurément le plus enviable des logis".
Bien entendu, un tel livre pourra paraître ennuyeux à qui ne s'intéresse pas au personnage ou à l'écrivain Virginia Woolf. Il m'a fasciné, je l'ai dégusté lentement (ça ne peut pas se lire comme un roman !) de Paris à Poitiers et Bordeaux pendant quinze jours.

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