il
faut dire plus fort que jamais le mépris
envers
la bourgeoisie, hurler contre sa vulgarité,
cracher
sur l'irréalité qu'elle a choisie comme seule réalité,
ne
pas céder d'un acte ni d'un mot
dans
la haine totale contre elle, ses polices,
ses
magistratures, ses télévisions, ses journaux.
(Pier
Paolo Pasolini, Qui je suis,
trad. Jean-Pierre Milelli, Arléa, 2015)
Je
sors du supermarché, où mon caissier favori, prénommé Jean-Pierre
(chacun sait que les Jean-Pierre sont doux, avenants et
non-agressifs), se fait insulter par une espèce de rombière
bourgeoise. Tout le monde dans la queue prend sa défense. Il n'y a
pas de caissier plus affable et amène que lui : toujours un mot
sympathique pour chaque client, toujours prêt à aider les vieux et
handicapés, nombreux dans le quartier. Oui, mais il est noir, sa
famille est originaire, lointainement, de l'Inde, et a choisi la
France lorsque nos anciens comptoirs ont été rendus à ce pays. Il
est né ici, parle un français impeccable. Oui, mais il est noir :
que serait-ce s'il était d'origine africaine ? Et avec des cheveux crépus ?
Je
ne suis pas le premier à remarquer que les attentats du 7 janvier
dernier avaient libéré la parole xénophobe et raciste, de la même
manière que la loi sur le mariage pour tous avait libéré la parole
homophobe. Je suis atterré. J'ai vécu ma jeunesse comme un progrès
vers plus de tolérance, pensant – sans doute à tort – que
l'éducation allait améliorer tout ça. C'était oublier la société
du spectacle et la dictature idéologique des grand médias. C'était
oublier la manière dont ces derniers ont couvert pendant deux ou trois jours
les événements du 7 janvier : ils étaient à l'affût d'une nouvelle
tuerie, et regrettaient que ça ne continue pas, c'est bon pour l'audimat, Coco ! en fin de compte. Car ainsi, toute la société du
spectacle aurait pu spéculer un peu plus sur la dramatisation de la peur légitime de la population pour entériner un contrôle
encore plus strict de la société : voir les nouvelles lois
liberticides, dont personne ne se soucie et contre lesquelles une
infime minorité proteste !
Quand
je pense à Jean-Pierre (qui s'est, heureusement, bien défendu), je
le revois aisément. Il a un visage qu'on n'oublie pas, une voix
chaude et "sous
sa naïve parole on sent le plein, comme sous la parole de bien
d'autres on sent le creux, le vide",
comme l'écrivait si bien la romancière québécoise Laure
Conan, dans
Angéline de
Montbrun (Bibliothèque
québécoise, 1990), joli
roman que j'ai lu sur ma liseuse à Montpellier. Oui, j'ai remarqué
que tous ces gens qui gueulent pour un rien n'ont qu'une parole
creuse. Et que, hélas, les distinctions sociales sont toujours de
mise, surtout si, par hasard, on est noir : Virginia Woolf ne
nous disait-elle pas, il y a pourtant plusieurs décennies qu'il était
"inutile
de faire comme si les distinctions sociales avaient disparu. Chacun
peut faire comme s’il n’admettait pas ces restrictions, et qu’il
vivait dans un compartiment lui permettant d’avoir accès au monde
entier. Mais tout cela est illusion"
(Suis-je
snob ? : et autres textes baths,
trad. Maxime Rovere, Rivages, 2012).
À
propos
de noir,
je viens de voir l'excellent film tchèque Zaneta
sur la calvaire des roms dans la république tchèque actuelle ; je ne
saurais dire comment ils étaient traités sous le communisme, mais les voilà qui regrettent ce
régime, qui leur offrait au moins logement et travail, en échange
de leur sédentarisation. Depuis la chute du mur de Berlin, ils vivent en enfer. Zaneta
est une jeune mère de famille, qui vit avec son mari, sans emploi,
son enfant et sa jeune sœur. Ils sont victimes de la discrimination
à l'embauche (normal : on n'embauche pas les noirs, explique son mari, car effectivement c'est ainsi qu'on les traite !), surendettés, et victimes d'usuriers qui ne plaisantent pas avec le
remboursement (on te casse l'auriculaire, pour commencer), ou obligés
de sombrer dans la prostitution (comme la sœur aînée de Zaneta,
qui, ironie du sort, a comme client principal un politicien qui joue
la carte des pogromes anti-roms) ou dans les petits trafics. Et
pourtant, Zaneta,
en dépit des difficultés, garde confiance dans l'amour qu'elle a
pour son mari et son enfant, et incarne une sorte de résistance : l'actrice, admirable,
m'a bouleversé.
C'est
un film qui ne donne pas à réfléchir, mais qui donne à voir :
ouvrons les yeux, que diable !
Voici
donc toute une population, déjà déportée et en partie assassinée
dans les camps nazis, redevenue bouc émissaire dans une société
néo-libérale et largement mafieuse. Chapeau donc à la fin de la guerre froide ! Inutile
de dire que nous n'étions que trois dans la salle : même les
cinéphiles d'Utopia n'ont pas envie de découvrir l'envers du décor
de la mirifique économie de marché d'une Europe ultra-libérale, qu'on nous vante à longueur de journaux télévisés et de talk-shows, sans jamais la moindre contradiction !
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