vendredi 8 juin 2012

8 juin 2012 : Où sont les gens ?



Ici on a les gestes du nomade, on est dehors, sur le sable. Dans le provisoire. Comment habiter un tel lieu ?
(Thierry Metz, Journal d'un manœuvre)

Des fois, j'ai très envie d'aller chez le coiffeur me faire ratiboiser les cheveux pour ne garder qu'une crête centrale, et me la faire teindre en orange ou en vert. Et d'avoir un grand anneau d'or à l'oreille gauche. Et de partir sur les routes, sans but. Un fantasme, sans doute ! Envie d'être moi-même profondément, ou au contraire de ne plus me ressembler ? Moi qui me balade beaucoup, qui suis devenu un vrai nomade, un déambulateur – pour l'instant encore sur mes deux jambes, en attendant une mécanique artificielle – je me pose en effet la même question que Not, le héros du nouveau film de Benoît Delepine et Gustave Kervern Le grand soir : "Où ils sont les gens ? Ils sont plus dans les usines... Ils sont plus dans les champs... Ils sont plus dans les églises..." Oui, où sont-ils ?
Nous sommes dans ces zones improbables qui entourent nos villes, ces zones commerciales d'une laideur affligeante, prétendus lieux de vie (d'après le frère de Not, Jean-Pierre, qui essaie de vendre des literies ultra-modernes à des clients tout aussi improbables, qui viennent les tester pour ensuite les commander sur internet, "parce que c'est moins cher" !). Not (stupéfiant Benoît Poelvoorde, enfin dans un rôle à sa mesure), lui, a compris depuis longtemps. Il vit par choix dans la rue, son surnom tatoué sur le front, crête hirsute, punk vêtu d'un pantalon de treillis militaire et d'un marcel noir, chaussé de Doc Martens, affublé d'un chien qu'il aime visiblement, il s'enfile des bières à 8°, mendie des cigarettes, des yaourts ou de la pâtée pour chiens aux zombies acheteurs les yeux rivés à leur caddie, dort où il peut. Pas méchant, le bougre, il rend visite le dimanche, avec son frère Jean-Pierre (Albert Dupontel surénervé), à ses parents eux-mêmes déjantés (impayable duo Brigitte Fontaine et Areski), qui tiennent une pataterie dans la zone commerciale. Quand Jean-Pierre est ejecté du système (malgré son obsession d'être dans la norme de la société de consommation, il est plaqué par sa femme et au travail il ne tient pas ses cadences, ne vend pas assez, et est viré), et qu'il est effondré, c'est Not qui lui apprend la liberté : "Quand on vit dans la rue, il faut s'économiser... Prendre son temps..."
Je lisais récemment le beau récit du psychiatre Patrick Autréaux, Soigner, où j'ai relevé les phrases suivantes : "Un peu à l'étroit en société, il écartait les convenances et les gens qui pesaient", et "comment dire, sans en escamoter l'horreur et sans être indécent, la richesse terrible des désastres ?" Forcément, elles me sont revenues en tête en voyant le film. Nous avons atteint un point de non-retour dans cette société où le désastre du carcan commercial nous tue à petit feu. J'entendais hier à la radio une émission sur le commerce drive : on commande par internet et on prend sa voiture pour récupérer sur un quai la cargaison. La boucle est bouclée, plus aucun contact humain. Le grand soir s'en paye une tranche : la femme de Jean-Pierre récupère son bébé au Mac drive.
On pourrait dire de Not ce que dit Jean-Marc Rouillan de Paul, dans son beau livre Paul des Épinettes et moi. Sur la maladie et la mort en prison : "Il vivait sans amour et s'en foutait pas mal. Il n'avait jamais connu la tendresse et ce n'est pas à quarante piges qu'il deviendrait pratiquant". Et pourtant, parmi tous les personnages du film, c'est peut-être lui le plus capable d'amour (il faut le voir s'occuper de son chien, puis de son frère), d'empathie et de joie de vivre. On est ici dans une redoutable satire de notre temps, dans une réjouissante mise à nu d'un prétendu ordre qui n'est qu'un désordre invraisemblable. "Où sont les gens ?", s'exclame notre tandem de héros. Ben oui, l'ordre commercial remplit l'unique fonction de survie et rend supportable la servitude salariale. Et on n'est pas prêt d'en sortir : plus de grand soir à l'horizon (je ne vous raconte pas la fin du film).
"J'avais toujours cru que ce qui faisait la différence entre les êtres était leurs idéaux. Mais il y avait autre chose. Pour les pauvres gens, les chances de passer de l'état de gibier à celui de chasseur ont toujours été très minces" (Cesare Battisti, Le cargo sentimental). Nous sommes tous gibier d'un système que, hélas, nous avons contribué à mettre en place, que nous voulons imposer au tiers-monde, et que nous léguerons à nos enfants. Dans ce monde de plus en plus sans idéal autre que de consommer (voir aussi l'essai de Yves Michaud, Ibiza mon amour, enquête sur l'industrialisation du plaisir), il nous reste heureusement de temps en temps la faculté de dire : « non. Ça ne peut plus durer ainsi. Notre manière de vivre est toute en surface. Marre qu'on flatte nos bas instincts, marre de camper autour de l'argent et de faire le jeu du pouvoir. »
Voilà, ce film – qui peut déplaire, car il ne vise pas précisément à plaire – nous aide à mieux saisir le monde dans lequel on vit : après tout on peut aussi rester aveugle et se forcer à ne rien voir. Le grand soir est plein de poésie, de fantaisie, porté par des acteurs fabuleux. Il ne reste plus, ensuite, qu'à lire et écouter Thierry Metz : "Je voulais marcher, c'est tout. Sortir un instant de ces besognes qui n'écoutent pas ce que nous sommes. Marcher, dériver... Lentement j'ai suivi le soleil... Lentement... Qu'importe ce que j'ai trouvé. Du vent et des ombres. Je passais" (Journal d'un manœuvre, livre hélas épuisé, alors que tant de bêtises inondent les rayons).

1 commentaire:

Marie/Paofaia a dit…

Bon.. Où sont les gens? Ils existent.. Je ne sais même pas s'ils sont rares, je ne le crois pas. Peut être n'ont-ils pas le temps, peut être n'ont-ils plus le courage. C'est peut être aussi le moment d'essayer de leur redonner? Parce que sinon, on est cuits. Moi peu importe, à vrai dire, mais il y a la suite.
Je note beaucoup de films, chez vous.
Mais.. Patrick Autréaux que certains ont trouvé très.. ennuyeux.. un comble, il est tellement lumineux! Je ne vous ai pas lu à son sujet?