L’enfance continuée longtemps après l’enfance : c’est ce que vivent les amoureux, les écrivains et les funambules.
(Christian Bobin, Autoportrait au radiateur)
Je me réveille tôt, il est six heures – mes sept heures de sommeil sont passées ; toujours pas de lumière. Qu’à cela ne tienne, il fait petit jour, mais la clarté est suffisante pour que je lise avec le rideau de la fenêtre retiré. Et je me lance dans la première partie de Jean-Christophe, l’Aube, ou l’enfance du héros. C’est exceptionnel, quoique suranné quelque peu, mais enfin, si je compare aux romans de Gide de la même époque, c’est incomparablement plus vivant.
Une heure et demi plus tard, après une toilette sommaire, je descends au petit-déjeuner, fais part de ma mauvaise humeur auprès du gérant, pour l’absence de lumière, qui avait ressurgi soudain à 7 h 15. À la table voisine, j’entends parler littérature, droits d’auteur, direction de collection… Je retrouve ma voisine d’hier au soir, en conversation avec un grand dégingandé, qu’il me semble avoir déjà aperçu quelque part. Comme il remonte dans sa chambre, je demande à ma voisine qui c’est. Jean-Hugues Malineau, poète et écrivain. Rencontré autrefois à Cognac quand j’étais conseiller pour le livre, lors d’une animation de qualité montée par une maison de quartier, animation de rue autour du livre, qui faisait participer les habitants. Je ne l’ai pas remis, mais ça ne m’étonne pas, les gens que je n’ai vus qu’une seule fois, je ne les retiens pas ! Et on papote avec la dame salons du livre ; selon elle (je n’ose pas lui demander qui elle est, mais elle semble, d’après la conversation précédente, écrire pour la jeunesse), c’est un des plus intéressants salons, avec plein d’animations pour enfants et de conférences pour adultes, et même des randonnées pédestres à la découverte de la nature. Ce n’est pas une simple foire aux livres, et ça lui plaît visiblement. On se quitte, le gérant nous fait une remise de cinq € sur le prix, pour le dérangement électrique.
Mais l’heure approche, du rendez-vous avec le groupe vocivélo, qui arrive de Poitiers en voiture, car ils travaillent, eux, le vendredi ! D’après le document transmis, je dois les retrouver route de la Trimouille, aux abords d’un transformateur. Un coup de téléphone m’informe qu’ils sont à Saint-Savin, alors que j’ai déjà trouvé le lieu de rendez-vous. Juste le temps de m’informer, auprès de Mme Gringoire (toujours selon le document) et de sa chienne Sophie, si c’est bien là. Elle n’a jamais entendu parler ni de rendez-vous de cyclistes, ni de ce nom-là, et elle a trois petits chiens , et pas la moindre Sophie ! Me demande si je me suis pas gouré de lieu. Mais comme je vois bien qu’il y a un bel emplacement pour les voitures derrière le transformateur, je m’assois dans l’herbe, sors mon Jean-Christophe, et lis.
Je m’arrête pour un besoin pressant, au moment même où quatre véhicules arrivent, dont l’un avec une remorque géante transportant cinq ou six vélos.
― On t’a vu ! fait remarquer jovialement un des arrivants. Pourtant, je m’étais bien tourné vers un petit massif de plantes hautes, qui en a sûrement vu d’autres.
Ils sont quinze, dont deux enfants, Margot et Raphaël, deux couples d’amoureux encore dans leur lune de miel (je ne précise pas qui), et des couples chevronnés, dont certains arrivent de Bretagne, plus peut-être des célibataires, je n’ai pas bien saisi toutes les coordonnées. Le groupe s’est même payé le luxe d’emmener un indispensable guide-conférencier aux contours rondelets (pas trop), dont j’aurai à reparler. Les présentations sont faites, les vélos sortis des voitures et de la remorque. Francine fera le chemin avec une voiture et apportera les victuailles et sacs trop encombrants jusqu’au lieu de pique-nique. Et récupérera, s’il y a lieu, les défaillants. Car visiblement, l’une des participantes remonte sur un vélo pour la première fois depuis longtemps. Les premiers tours de roue sont laborieux. Titube, titube, mais ne se rend pas.
Et presqu’aussitôt, on embarque sur une des voies vertes créées en France sur d’anciennes voies ferrées. J’ai déjà parcouru : dans le Morbihan, celle qui part de Questembert, dans les Landes girondines, celle qui relie Mios à Bazas, dans les Landes, celle qui va de Mont de Marsan à Villeneuve de Marsan et celle dans la Vienne (la moins bien entretenue de toutes) qui part de Châtellerault vers Loudun. C’est en général bucolique, silencieux (pas de voitures, sauf quand ça longe une route) et suffisamment large pour qu’on roule à au moins deux de front. Et bientôt après, nous roulons sur le superbe viaduc entrevu la veille. Construit de 1885 à 1886, il comprend 21 arches, mesure 528 mètres de longueur et 38 mètres de hauteur. Erwann, architecte, le commente en connaisseur. La pierre de construction vient en partie du Poitou voisin. Cocorico !
Puis nous continuons sur le chemin, essayant d’imaginer les michelines ou les petits trains à vapeur qui caracolaient sur la voie ferrée cent ans auparavant. Nous nous arrêtons pour observer des fleurs, les humer, pour regarder un troupeau de chevaux qui abrite plusieurs poulains de belle venue. Le cheval est vraiment presque toujours beau, et même très beau, à vous dégoûter d’être humain. Puis nous arrivons à Ruffec où le groupe, qui s’était effiloché, se regroupe derrière le guide qui nous apprend que tout ça date du XIème-XIIème siècle, mais largement restauré. Je n’ai pas bien compris toutes les explications suivantes qui m’ont paru hautement fantaisistes : où va-t-on recruter des hurluberlus pareils, pensais-je ?
Un peu plus loin, nous quittons à nouveau la voie verte pour un arrêt devant la lanterne des morts de Ciron. Notre guide nous fait un historique des lanternes des morts, une centaine en France, dont une à Château-Larcher dans la Vienne, et sur les origines : la partie supérieure ajourée et munie de lumière pouvait être destinée à veiller sur les morts (donc placées à côté des cimetières), à empêcher que les âmes ne s’évadent, ou bien ce pouvait aussi être des petits phares. C’étaient aussi des lieux de pèlerinage. Puis tout soudain il a disjoncté, et s’est lancé dans une sombre histoire de tribus bretonnes antagonistes ; je n’ai pas bien saisi le lien avec la lanterne des morts. J’ai cru comprendre que nous risquions notre peau le soir même. Bref, où déniche-t-on de pareils guides ? Je réclame une enquête !
De là, nous nous sommes dirigés vers le lieu de pique-nique, où la charmante Francine nous avait réservé des tables avec bancs. La Creuse roulait ses flots assez tranquilles juste au bas, près duquel un groupe de marcheurs achevait de manger. Et de l’autre côté, le remarquable château de Romefort, du XIIème siècle, restauré dans le style troubadour au XIXème, veillait sur nous. Impressionnant, il domine la Creuse d’une cinquantaine de mètres.
Après les agapes, il faut reprendre les vélos. Pas d’abandons signalés. Francine peut repartir tranquille découvrir le terrain de camping, les huttes annoncées, et continuer de lire Le lièvre de Patagonie, les mémoires de Claude Lanzmann. C’est bien entendu Margot qui prend la tête, malgré de temps en temps sur des faux-plats un sprint désespéré de notre conférencier, qui a d’ailleurs effectivement de faux airs d’Eddy Merckx. Bref, nous quittons la voie verte pour nous engager sur une route secondaire à travers la Brenne, dont on devine ici ou là les fameux étangs.
Lors d’un dernier arrêt, nous croisons un groupe de cyclistes âgés de 73 à 77 ans (ils doivent encore lire Tintin), quatre hommes, dont un manchot, et une femme : y a pas à dire, le vélo, ça conserve ! Mais comment diantre négocie-t-on un virage avec un seul bras ? Ils nous dépannent pour graisser le vélo un peu grinçant d’une de nos participantes. Et, le cœur plus léger, nous entamons les dix derniers kilomètres. Tiens, le conférencier – décidément, il sait tout faire – a remplacé le papa de Raphaël pour tirer la remorque qui contient ledit bambin qui semble plus pendu à sa nintendo qu'au paysage.
À la fin, c’est l’aventure : nous quittons la route pour nous engager sur des sentiers bourbeux : un raccourci. Margot y plante ses chaussures, et il faut des miracles de souplesse pour éviter les multiples fondrières remplies d’eau croupissante. Mais c’est pour mieux déboucher sur les fameuses huttes, en fait des cabanes, ou chalets ou bungalows en bois – mais huttes sonne mieux – très confortables, quoique chauffées à blanc par le soleil du jour. Le camping est en bordure de l’étang de Bellebouche, qui est assez grand, et où a été aménagée une plage artificielle.
Je prends une douche puis rejoins le groupe du conférencier ; ce dernier, qui estime ne pas nous avoir assez barbé, veut à toute force nous faire une nouvelle causerie sur les bienfaits de l’aqua-gymnastique sur un étang brennois ( ?). Ne m’étant pas aventuré dans l’eau au-delà des genoux, j’ai perdu malheureusement tout le sel de la conférence, mais ai pu observer de loin – les groupies de notre guide m’avaient devancé de cinquante à cent mètres vers le milieu de l'étang, tant la pente était faible – que ça devait parler des dauphins, à voir les essais qu’il faisait pour montrer aux autres ce qu’il fallait faire. Mais je dois lui rendre justice : lui seul réussissait ! Plutôt que conférencier, il devrait s’engager comme pitre aquatique au zoo de La Palmyre.
Résultat de ces retards dus aux ébats aquatiques : l’apéro au Champagne est repoussé en after-supper (c’est bien comme ça qu’on dit, marquise ?). Et nous nous pressons vers le restaurant. Nos tables réservées sont installées à l’intérieur, mais nous préférons manger en plein air, l’étang en point de mire, au cas où un nouveau dauphin ferait son apparition. Excellent repas, fort arrosé de vin rosé et rouge – même par Anne, qui ne nous avait pas habitué à ça. Même que Michel en était éberlué ! Et nous donc ? Faut dire aussi que c’était toujours notre guide qui faisait le service et ne lésinait pas sur les rations. Mais auditivement, ça buvait encore plus sec aux tables voisines.
Retour au camp. Et là, émerveillés, non seulement nous avons eu droit au Champagne, non seulement Michel et Anne ont fait distribution de cadeaux à tous les participants – un tee-shirt ou un polo marqués au logo de vocivélo, ainsi qu’un mug en porcelaine de Limoges pour chacun, également imprimé ou peint dudit logo – mais enfin le conférencier s’est tu, épuisé par les vapeurs aquatiques et alcoolisées. Il est vrai qu’il a été remplacé par un cyclo-lecteur : ce n’était pas forcément mieux, même si l’histoire lue était humoristique.
Je suis parti me coucher, faire ma petite gymnastique, lire deux ou trois pages de Jean-Christophe. Bigre, qu’il faisait chaud ! Mais pour cause de moustiques, qui nous avaient dévoré pendant l’apéro, je n’ai pas ouvert la fenêtre de ma chambre. Mes deux co-locataires ont regagné la leur peu après, juste avant que je ne m’endorme.
*
Splendide journée donc, qui m’a fait retrouver un sourire perdu depuis quelque temps. Merci aux généreux organisateurs et donateurs – je ne veux pas les faire rougir et n’en dis pas plus – qui prouvent que la gratuité, la générosité, l’altruisme existent encore. Mais on n’en attend pas moins de la part d’amateurs de bicyclette. Et merci à tous les membres du groupe de m’avoir accueilli avec beaucoup de discrétion. Quel dommage que Claire, qui avait fait la randonnée de Chauvigny l’an passé, ait manqué cette fois ! Mais elle y était en pensée, et souhaitait que j’y aille. Donc merci à elle aussi. J'ai retrouvé l'esprit d'enfance et un peu du funambule aussi, même si je n'ai pas réussi de bonds de dauphin au milieu de l'étang.
1 commentaire:
Où on sent le cyclo-lecteur se défouler et prendre un bon bol d'air. Merci pour ce commentaire élogieux qui fait rosir Vocivélo et surtout lui ravit le cœur. Rien que pour ce petit mot, ça valait le coup de le faire sans parler du plaisir que nous y avons aussi pris!
Bon vent à tous les deux.
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