mardi 19 mai 2009

19 mai 2009 : un livre dangereux !


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S’il ne dépend pas de nous de changer les hommes, il dépend de nous de leur offrir par nos œuvres de plus hauts idéals.
(Romain Rolland, Lettre à Stefan Zweig, 20 août 1920)

Il y a des livres, comme ça, qui sont particulièrement dangereux. Parce que si on commençait à les mettre en pratique, on finirait mal : en cabane, à l’hôpital psy, ou le dos collé au mur. Les évangiles, par exemple. D’ailleurs, pendant longtemps, c’était interdit de lecture, seuls les prêtres y avaient accès. La bonne nouvelle par excellence, essayez donc de l’appliquer aujourd’hui. Allez aimer votre prochain, gratuitement, selon le commandement du Christ (Évangile de Marc 12, 31), si ce prochain est un sans domicile fixe, un sans papier, un sidéen, un handicapé, un adversaire de votre nation ou de votre idéologie, un prisonnier, un pauvre ou un misérable, s’il est sexuellement différent, malpoli, d’un commerce difficile, bref, pas du tout comme vous. Essayez. Et dites-m’en des nouvelles.

 

Eh bien, Clerambault, histoire d’une Conscience libre pendant la Guerre est du même tonneau. Je savais que je le lirai un jour, ce livre, quasiment introuvable, qui n’a connu qu’une seule réédition, confidentielle, depuis la dernière guerre. Même si ce n’est sûrement pas une œuvre littéraire de premier plan – j’ai pu vérifier qu’elle est ignorée des dictionnaires de littérature qui analysent les œuvres – c’est, dans le monde déchiré, violenteur, presque insensé qui est le nôtre, un des livres qui nous élèvent, qui nous propose un idéal, qui nous délivre des mensonges de la propagande des puissants de tous temps et de tous pays.
Clerambault, histoire d’une Conscience libre pendant la Guerre : remarquons bien ce sous-titre, avec les majuscules. Il y a sans doute déjà là de la naïveté. Mettre une majuscule à Conscience, comme si dans la frénésie guerrière, la conscience pouvait encore exister. Et cette majuscule à Guerre : il s’agit ici de la Grande Guerre, celle de 14-18 ("celle que je préfère", chantait Brassens), mais ce qu’affirme ici Romain Rolland paraît valable pour toutes les guerres.
De quoi s’agit-il ? D’abord, c’est un roman. Un roman engagé (un gros mot, aujourd’hui !). Un roman où l’auteur se représente sous les traits du personnage principal, Clerambault, pour expliquer d’une manière moins théorique son attitude pendant la guerre, déjà exposée dans les articles publiés en Suisse et réunis dans Au-dessus de la mêlée.
Clerambault est un poète célèbre, d’une "candeur provinciale", qui "s’était fait l’interprète de toutes les idées nobles et humaines", épris de compassion et de pacifisme : "cette guerre inévitable [qu’il pressent] entre les plus grands peuples du monde lui apparaissait comme la faillite de la civilisation, la ruine des espoirs les plus saints en la fraternité humaine". Il est marié, il a deux enfants, Maxime et Rosine. "Et les quatre formaient, en cette soirée de juillet, un petit foyer d’affection et de bonheur tranquille, dont le centre était le père, l’idole de la famille." L’été 1914 est magnifique : on voit "la splendeur merveilleuse de la nature entourant de ses bras affectueux, avec un beau sourire de pitié, l’abjecte race humaine, prête à se dévorer". Mais ce petit bonheur paisible éclate avec la déclaration de guerre. Maxime, jeune homme, est mobilisé. Toute la nation fait corps derrière son armée. L’enthousiasme patriotique fait rage. Et Clerambault se laisse entraîner malgré lui, pénétrer par ces idées. À sa première permission, Maxime reste étonnamment silencieux. Le père n’arrive pas à lui faire partager son exaltation lyrique pour la future victoire, certaine et juste. Maxime repart, la mort dans l’âme, ne comprenant plus son père, contaminé par les mensonges de la propagande : "« Si on voyait ! » pensait Maxime, « si ces gens voyaient !… Toute leur société craquerait… Mais ils ne verront jamais, ils ne veulent pas voir… »." Peu de temps après, il est porté disparu. Clerambault, d’abord incrédule, comprend peu à peu que son fils est mort. Et non seulement qu’il est mort pour rien, mais que c’est lui, que ce sont les pères qui l’ont tué, comme ils fauchent la fleur de la jeunesse. Il se ressaisit, reprend sa liberté spirituelle et retrouve ses idées de fraternité universelle d’avant-guerre. Il propose à la presse des articles où il s’efforce de remettre ses idées en ordre : Ô Morts, pardonnez-nous !, À celle qu’on a aimée (il s’agit de la Patrie), L’Appel aux Vivants ("réplique indignée à l’Appel aux Morts que hululait Barrès, chouette grelottante, perchée sur un cyprès de cimetière"), dans lesquels ils affirme la liberté de l’Esprit, plaide pour la fraternité des peuples et fait part de son aversion de toute violence. Peu à peu, Clerambault est mis à l’écart, puis tenu en suspicion. Puis ses articles sont pointés par les thuriféraires de la guerre et de sa juste cause et suscitent la haine. Y compris celle de ses ex-confrères écrivains : "Quoi !… Tant de haine cachée !… Qu’avait-il pu leur faire ?… L’artiste qui a du succès ne se doute pas que, parmi les sourires de l’escorte, plus d’un cache les dents qui guettent l’heure de mordre." Mais il persiste et signe. Bientôt, ses nouveaux articles ne trouvent plus d’éditeurs autres que socialistes ou anarchistes, des journalistes de la grande presse s’en emparent haineusement pour le montrer du doigt et, citant approximativement des extraits soigneusement sortis de leur contexte, cherchent à prouver la collusion de Clerambault avec l’ennemi : "Car, n’est-ce pas ? pour qu’un homme pense autrement que tout le monde, il faut qu’il y ait là-dessous quelque vilain mobile…" Même sa famille le lâche. Sa femme ne le comprend plus. Sa fille voit son fiancé s’éloigner – momentanément, car les jeunes gens sont moins absurdes que leurs parents. Enfin, il finit par être convoqué par la justice, comme traître à la patrie. Et, de peur que sa condamnation soit trop légère, un exalté le poignarde à l’entrée du tribunal, en s’exclamant : ― J’ai tué l’ennemi.
Je ne sais pas si mon résumé reflète fidèlement ce livre extraordinaire par son contenu subversif, dans lequel Romain Rolland souhaite marquer "l’affirmation de l’Âme libre, qui se refuse à transiger avec toute tyrannie, et dont la mission propre est de défendre contre les réactions, comme contre les révolutions, l’éveil sacré de la Liberté de l’Esprit, – libre de tous les pouvoirs laïques et religieux, libre de toutes les églises, libre de toutes les patries, libre de toutes les frontières nationales ou sociales – et fraternelle à toutes les âmes libres du monde entier." Notons qu’il a écrit ce livre de 1918 à 1920. Mais que déjà, bien avant, il redoutait le drame qu’allait représenter pour la civilisation occidentale un conflit majeur. Dans son célèbre Jean-Christophe, on trouvait : "Dans cet entr’égorgement de la civilisation, il eût redit la devise d’Antigone : « Je suis fait pour l’amour, et non pas pour la haine. »" À l’écrivain américain Upton Sinclair, il écrivait en 1912 : "Je crois fermement que mon rôle d’écrivain est de garder ma raison claire et libre, dans la mêlée, de reconnaître la grandeur, où qu’elle soit, même chez mes ennemis, et d’être impitoyable pour toutes les injustices, d’où qu’elles viennent, même de mes amis."
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Oui, c’est un livre parfaitement subversif, que ce Clerambault qui s’achève sur cette profession de foi : "Le plus dangereux adversaire de la société et de l’ordre établis, de ce monde de violences, de mensonges et de basses complaisances, – c’est, ce fut toujours l’homme de paix absolue et de libre conscience. Jésus n’a pas été mis en croix par hasard. Il devait être, il serait encore supplicié." Ce roman dénonce les illusions et essaie de cerner la vérité, celle que l’on connaît aujourd’hui. Oui, la guerre de 14 a été une effroyable boucherie, voulue par "l’Internationale de puissances d’argent qui préparent la guerre" (Bernard Duchatelet, Rolland tel qu’en lui-même). Mais il est des pensées que l’on ne peut pas avoir, sans en subir les conséquences, et dire en temps de guerre, comme Clerambault – et Romain Rolland, "il n’est plus aujourd’hui que deux sortes d’esprits : ceux qui s’enferment dans des barrières ; et ceux qui sont ouverts à tout ce qui est vivant, ceux qui portent en eux l’humanité entière, jusqu’à leurs ennemis", c’est se hausser au-dessus du nivellement des esprits, et se livrer à la vindicte publique. Dire que le vrai combat "n’est pas contre un peuple", mais qu’il "est contre une société malsaine, fondée sur l’exploitation et la rivalité des peuples, sur l’asservissement de la conscience libre à la machine-Etat", c’est se montrer trop différent de la majorité. Dénoncer l’imposture de "la forfanterie abjecte des pitres à l’abri, qui font de la rhétorique avec la mort des autres", condamner cet "héroïsme cabotin" des intellectuels éloignés des tranchées ("nos vieillards d’aujourd’hui qui envoient les jeunes hommes à la mort. Cela ne les rend pas plus jeunes. Et ils tuent l’avenir"), c’est se les mettre à dos. Accuser ce "misérable pouvoir, armé jusqu’aux dents, disposant de millions de baïonnettes, d’une police, d’une justice, dociles, bonnes à tout faire, – et toujours inquiet, ne pouvant supporter qu’une douzaine d’esprits libres s’assemblent pour le juger !", c’est sans doute trop !
Certes, c’est vrai, et Clerambault le reconnaît, les "familles qui ont perdu des fils, des maris, des pères, ont besoin de croire que c’est pour une œuvre juste et vraie", parce qu’il est plus facile de "mourir avec l’illusion, plutôt que vivre sans illusion" ! Après tout, lui-même ne garde-t-il pas au cœur "la foi perpétuelle en l’amour et l’union des hommes" ? Ce qui, au fond, est peut-être une autre illusion (du vieux fonds chrétien ?). Mais illusion pour illusion, nous préférons celle de Clerambault qui proclame : "Je ne suis pas d’une race. J’appartiens à la vie, à la vie tout entière. Dans toutes les nations, alliées ou ennemies, j’ai des frères ; et les plus proches ne sont pas toujours ceux que vous prétendez m’imposer comme compatriotes", ou bien : "Vous n’aimez pas la vie, vous qui n’en voyez pas d’emploi meilleur à faire que de la jeter en pâture à la mort." Même sur le simple plan de l’efficacité, la guerre est nulle. Romain Rolland avait écrit à sa chère amie Sofia en 1911, bien avant que n’éclate le conflit : "Quel que soit le vainqueur dans une guerre, le premier, l’irrémédiablement vaincu sera tout l’Occident." Belle prophétie !
Pas de doute : Romain Rolland était trop en avance sur son temps. Jacques Robichez dans son petit livre (éd. Hatier) précise que "ce n’est pas de quinze ans qu’il est en avance sur les diplomates de son temps, mais de cinquante." Et donc solitaire ! Et son héros Clerambault, reflet de lui-même, peut estimer que "tout homme qui est un vrai homme doit apprendre à rester seul au milieu de tous, à penser seul pour tous, – et, au besoin, contre tous. Penser sincèrement, même si c’est contre tous, c’est encore pour tous. L’humanité a besoin que ceux qui l’aiment lui tiennent tête et se révoltent contre elle, quand il le faut." Mais avouons que se révolter restera un privilège des forts, de ceux qui n’ont pas peur de l’opinion publique, du "peuple des cafés et des salons de thé [qui] était prêt à tenir vingt ans, s’il l’eût fallu", de ceux qui gardent constamment à l’esprit que "la guerre a toujours été, sera toujours le crime."
Romain Rolland, qui ne respire bien qu’auprès des héros, des hommes illustres, dont il rédige des biographies (Michel-Ange, Beethoven, Tolstoï, Gandhi, Ramakrishna, Haendel), a su garder toute son intransigeance morale pendant cette période troublée. Sa sincérité, son désir ardent de comprendre les êtres les plus opposés (c’est tellement simple de rester entre soi, de n’accepter que ceux qui nous ressemblent) s’allient au souhait de Clerambault "de trouver de braves gens qui veuillent, bonnement, être mes égaux." Il nous dit intelligemment : "Je n’appelle pas héros ceux qui ont triomphé par la pensée ou par la force. J’appelle héros, seuls, ceux qui furent grands par le cœur."
Eh bien, écrire cela au milieu de la pire brutalité du monde, oui, c’était, c’est toujours dangereux. Merci, Romain, d’avoir apporté cette pierre dans le jardin de la fraternité, une bonne nouvelle qui n’est pas sans rappeler une plus ancienne, datant de deux mille ans ! Oui, l’Évangile reste encore aujourd’hui un livre parfaitement subversif, puisqu’il n’a jamais été réellement appliqué. Et Clerambault finit comme le Christ. Guy Béart ne chantait-il pas : "Le premier qui dit la vérité, il doit être exécuté" ?

2 commentaires:

Emma a dit…

Merci pour cet article . Romain Rolland me semble un peu négligé ces temps-ci et j'en cherche assez naïvement l'explication. A mon tour , j'ai découvert Clérambault après la lecture de la biographie de R. R. par Stefan Zweig, son ami et admirateur .

Emma a dit…

Je termine ma lecture de Clérambault et je confirme l'excellence de votre article . Encore merci .