ce
n’est pas plus mal si les hooligans déboulent, car la lecture de
ces faits divers me divertit, et puisque ce sont des jeux du cirque,
autant que le sang coule.
(Umberto
Eco, Comment voyager avec un saumon, trad. Myriam Bouzaher,
Grasset, 1997)
Le
foot et moi (autobiographie à peine fictive)
1958. J’avais
douze ans. On jouait au foot sur les pelouses entre les immeubles le
jeudi ou le dimanche après-midi. Des pulls faisaient office de but. car, bien sûr, ce n'était pas un vrai terrain de foot...
D’abord,
il y avait la douloureuse (pour moi) épreuve de la composition des
équipes. En général, mon frère aîné Michel en dirigeait une, et son copain Jacques la deuxième : personne ne contestait ce
fait, d’autant plus qu’ils étaient tous deux excellents joueurs, et
suffisamment costauds pour faire taire toute opposition.
Ils
se plaçaient à trois pas l’un de l’autre, puis avançaient en
posant un pied juste devant l’autre jusqu’à se rejoindre. Celui
qui, avec son dernier pas, recouvrait le pied de l’autre, avait le
droit de choisir le premier un joueur, ensuite, c’était l’autre,
et ainsi de suite chacun son tour, jusqu’à épuisement des
candidats au jeu. Bien entendu, les meilleurs joueurs étaient
sélectionnés en premier, mais malgré tout, c’était à qui
gueulait le plus fort pour être choisi, et vite, dans la supposée
meilleure équipe.
Quelquefois,
au début du choix, la meute des enfants criait : — Jean-Pierre,
Jean-Pierre ! Ceci
bien sûr pour se moquer de moi, sachant que ce n’était jamais moi
qu’on choisirait. D'ailleurs, du haut de ma petite taille (1 m 30, oui, j'avais un énorme retard de croissance),
je criais, pour éviter la honte d’être pris en dernier.
Eh
bien, me croira-t-on ? C’était presque toujours sur moi que ça
tombait, et il fallait voir la mine de dégoût du futur capitaine,
quand le malheur d’avoir à me prendre dans son équipe lui
échoyait. Et pourtant, il y avait des gamins plus petits que moi,
des plus jeunes aussi, qui, me semblait-il, auraient dû être
choisis après moi et m’éviter ainsi l’éternelle humiliation
d’être le dernier sélectionné : peut-on d’ailleurs encore
parler de choix dans ce cas ? Quand il n’en reste qu’un ! Mais on aurait dit qu’ils
faisaient exprès, l’un comme l’autre (il arrivait que Michel, par amitié fraternelle, m'appelât en avant-dernier), de me laisser ce
douloureux plaisir d’être choisi en dernier.
Bien
sûr, il y avait plusieurs raisons à cela : je ne jouais pas
bien, je dirais même que je jouais très mal. D’ailleurs, personne
ne m’avait jamais expliqué les règles. Aux autres non plus
d’ailleurs : mais simplement parce qu’ils avaient vu des
matchs en vrai ou télévisés et vibré aux exploits des grands
joueurs (c'était la coupe du monde en Suède et on admirait Kopa, Fontaine et Piantoni, sans oublier les diables brésiliens et du magicien Pelé), ils avaient tout compris.
Moi
pas : j’avais beau écarquiller les yeux devant la télévision
(nous n’en avions pas, mais on allait regarder les matches chez des
copains qui en avaient une), j'admirais le jeu de passe et les buts, oui, mais les
fautes, à part les mains, que dalle, et j’étais toujours
étonné des coups de sifflet de l’arbitre ! Ce qui fait qu’en
jouant, je faisais de grosses fautes, me mettais hors-jeu sans
m’en rendre compte, faisais des passes à l’adversaire, des
mains, etc.
Surtout,
le ballon me faisait très peur, et quand il arrivait vers moi, je me
hâtais de le renvoyer au plus vite, presque en fermant les yeux.
Mais le plus souvent, je m’efforçais en priorité de ne pas me
trouver sur son chemin, et faisais souvent un écart pour le laisser
aux autres, de la même manière que les écarteurs (que j’admirais
beaucoup lors des courses landaises) évitaient la vache en la
laissant passer à côté d’eux. Et tant pis si on me traitait d’
"abruti, la passe était pour toi !"
Bref,
Michel avait compris, et quand le sort voulait que je fusse dans son
équipe, il finit un jour par me coller dans les buts, où, malgré tout, il
m’arrivait, par hasard, d’arrêter de temps en temps un tir, et
où, disait-il : — au moins, là, tu ne feras pas trop de
dégâts (sauf que souvent, je faisais quand même perdre
l’équipe, en encaissant trop de buts). Mais bien sûr, pour moi
qui avait peur du ballon, ce rôle de goal était encore plus dur ; il
me semblait que les adversaires prenaient un malin plaisir à me
tirer dessus ! Si, bien sûr, ça me permettait de temps à
autre de faire un bel arrêt, le plus souvent, les tirs tendus me
faisaient très mal aux mains (on n'avait pas de gants !), au ventre ou aux tibias, et on
comprend qu’il m’arrivait de laisser le ballon filer plutôt que
de l’arrêter !
Jacques,
l’autre capitaine, avait une autre tactique : il me mettait
avant-centre, chargé éventuellement, si d’aventure j’interceptais
une passe de l’adversaire, de distribuer le ballon aux autres
avants, ou du moins d’essayer d’arrêter le ballon s’il
arrivait vers moi pour empêcher un adversaire de s’en saisir. En
aucun cas, je ne devais revenir vers notre camp ni faire des passes
en arrière car, disait-il : — au moins, tu ne
marqueras pas de buts contre ton camp, si par miracle, tu en marques
un ! Il faut bien dire que, dans ce poste d’avant-centre,
je ne servais pas à grand-chose ; souvent, s’il advenait que
j’eusse le ballon, je faisais une mauvaise passe, et l’adversaire
s’en emparait ; le plus étonnant, c’est que toujours,
j’étais marqué de très près par un gars de l’équipe adverse,
comme si j’étais redoutable ! J’aurais tant
voulu, comme je le voyais parfois à la télévision, conquérir le
ballon, foncer en dribblant vers le goal et, d’une feinte habile,
shooter en ajustant un tir dans le coin des filets ! Mais hélas,
ce rêve inaccessible n’est jamais arrivé…
Le
résultat, c’est que, à chaque fois ou presque, l’équipe dans
laquelle je jouais était condamnée à perdre. Dans un cas, parce
que je laissais passer des buts ; dans l’autre, parce que
j’empêchais mon équipe d’en marquer et donnais trop souvent le
ballon à l’adversaire.
Et
l’on aurait voulu que j’aime le foot !
Enfin,
un jour, Michel eut une idée lumineuse : — Tu pourrais
peut-être arbitrer ! Après tout, tu ne l’as encore jamais
fait ! D’habitude,
c’était un garçon ou un autre qui arbitrait, tiré au sort au
moment de la composition des équipes, ce qui était facile quand
notre nombre était impair. Quand notre nombre était pair, il y
avait deux garçons qui, ne jouant pas, arbitraient, le deuxième
faisant office d’arbitre de touche.
Mais
cette fois, ce serait moi ! Chouette, j’allais enfin pouvoir
siffler, car bien que ne connaissant pas correctement les règles,
mon rêve secret était d’avoir le fameux sifflet entre les
lèvres : diable, c’est que ça donne un sacré pouvoir, ce
sifflet, qu’il soit tenu par un policier ou par un arbitre !
J’avais d’ailleurs conclu, en regardant les matchs télévisés,
qu’on n’avait pas à contester les décisions de l’arbitre et
je décidais donc d’en profiter au maximum. Eh bien, je peux vous
l’affirmer, nous eûmes droit au match le plus désopilant de ma
carrière (vu de mon point de vue, car les autres riaient plutôt
jaune) ; dès que quelque chose me paraissait peu catholique,
hop, je sifflais !
D’abord,
je sifflais dès que j’avais le dos tourné au ballon et que
je n’avais rien vu, car ça allait trop vite pour moi, et souvent,
je n’avais pas le temps de voir ce qui se passait que déjà le
ballon avait changé de direction. En second lieu, quand le ballon
s’éloignait trop de moi et que je risquais de ce fait d’avoir à trop
courir pour suivre le jeu (car, tout âne que j’étais, je m’étais
bien aperçu qu’en fait l’arbitre avait beaucoup plus à courir
que tout autre joueur), hop, je sifflais !
Et
tous de s’arrêter en pleine action, et de me demander : — Qu’est-ce qu’il y a ? Et je
répondais automatiquement : — Coup franc. Au pif,
d’ailleurs, je choisissais une des deux équipes pour la faute
imaginaire. Il n’y eut jamais autant de coups francs qu’au cours
de cette partie. Par
contre, je ne m’aperçus d’aucun hors-jeu, et au moins trois des
buts marqués m’ont valu des horions de la part de joueurs
vindicatifs : — il
était hors-jeu, espace d’âne, tu ne l’avais pas vu,
et je haussais benoîtement les épaules : — tant
pis, but quand même, le but est bon, seul l’arbitre décide.
Mais personne
n’osa
cependant s’en prendre à moi, car mon
frère,
présent, avait pour mission non seulement de m’associer au
jeu, mais aussi de me protéger, et ce fut à chaque fois le
malheureux auteur du but hors-jeu qui se fit rosser d’importance
par l’équipe adverse. Et ça faillit dégénérer en pugilat
général, ce
qui fit que par la suite, je restais sur la touche comme remplaçant,
jamais appelé.
L’année
d’après, je portais des lunettes (peut-être étais-je déjà myope l'année d'avant ?) et le foot fut terminé.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire