mardi 19 juin 2018

19 juin 2018 : le footeux : un gamin il y a soixante ans



ce n’est pas plus mal si les hooligans déboulent, car la lecture de ces faits divers me divertit, et puisque ce sont des jeux du cirque, autant que le sang coule.
(Umberto Eco, Comment voyager avec un saumon, trad. Myriam Bouzaher, Grasset, 1997)

Le foot et moi (autobiographie à peine fictive)

1958. J’avais douze ans. On jouait au foot sur les pelouses entre les immeubles le jeudi ou le dimanche après-midi. Des pulls faisaient office de but. car, bien sûr, ce n'était pas un vrai terrain de foot...
D’abord, il y avait la douloureuse (pour moi) épreuve de la composition des équipes. En général, mon frère aîné Michel en dirigeait une, et son copain Jacques la deuxième : personne ne contestait ce fait, d’autant plus qu’ils étaient tous deux excellents joueurs, et suffisamment costauds pour faire taire toute opposition.
Ils se plaçaient à trois pas l’un de l’autre, puis avançaient en posant un pied juste devant l’autre jusqu’à se rejoindre. Celui qui, avec son dernier pas, recouvrait le pied de l’autre, avait le droit de choisir le premier un joueur, ensuite, c’était l’autre, et ainsi de suite chacun son tour, jusqu’à épuisement des candidats au jeu. Bien entendu, les meilleurs joueurs étaient sélectionnés en premier, mais malgré tout, c’était à qui gueulait le plus fort pour être choisi, et vite, dans la supposée meilleure équipe.
Quelquefois, au début du choix, la meute des enfants criait :Jean-Pierre, Jean-Pierre ! Ceci bien sûr pour se moquer de moi, sachant que ce n’était jamais moi qu’on choisirait. D'ailleurs, du haut de ma petite taille (1 m 30, oui, j'avais un énorme retard de croissance), je criais, pour éviter la honte d’être pris en dernier.
Eh bien, me croira-t-on ? C’était presque toujours sur moi que ça tombait, et il fallait voir la mine de dégoût du futur capitaine, quand le malheur d’avoir à me prendre dans son équipe lui échoyait. Et pourtant, il y avait des gamins plus petits que moi, des plus jeunes aussi, qui, me semblait-il, auraient dû être choisis après moi et m’éviter ainsi l’éternelle humiliation d’être le dernier sélectionné : peut-on d’ailleurs encore parler de choix dans ce cas ? Quand il n’en reste qu’un ! Mais on aurait dit qu’ils faisaient exprès, l’un comme l’autre (il arrivait que Michel, par amitié fraternelle, m'appelât en avant-dernier), de me laisser ce douloureux plaisir d’être choisi en dernier.
Bien sûr, il y avait plusieurs raisons à cela : je ne jouais pas bien, je dirais même que je jouais très mal. D’ailleurs, personne ne m’avait jamais expliqué les règles. Aux autres non plus d’ailleurs : mais simplement parce qu’ils avaient vu des matchs en vrai ou télévisés et vibré aux exploits des grands joueurs (c'était la coupe du monde en Suède et on admirait Kopa, Fontaine et Piantoni, sans oublier les diables brésiliens et du magicien Pelé), ils avaient tout compris.
Moi pas : j’avais beau écarquiller les yeux devant la télévision (nous n’en avions pas, mais on allait regarder les matches chez des copains qui en avaient une), j'admirais le jeu de passe et les buts, oui, mais les fautes, à part les mains, que dalle, et j’étais toujours étonné des coups de sifflet de l’arbitre ! Ce qui fait qu’en jouant, je faisais de grosses fautes, me mettais hors-jeu sans m’en rendre compte, faisais des passes à l’adversaire, des mains, etc.
Surtout, le ballon me faisait très peur, et quand il arrivait vers moi, je me hâtais de le renvoyer au plus vite, presque en fermant les yeux. Mais le plus souvent, je m’efforçais en priorité de ne pas me trouver sur son chemin, et faisais souvent un écart pour le laisser aux autres, de la même manière que les écarteurs (que j’admirais beaucoup lors des courses landaises) évitaient la vache en la laissant passer à côté d’eux. Et tant pis si on me traitait d’ "abruti, la passe était pour toi !"
Bref, Michel avait compris, et quand le sort voulait que je fusse dans son équipe, il finit un jour par me coller dans les buts, où, malgré tout, il m’arrivait, par hasard, d’arrêter de temps en temps un tir, et où, disait-il : — au moins, là, tu ne feras pas trop de dégâts (sauf que souvent, je faisais quand même perdre l’équipe, en encaissant trop de buts). Mais bien sûr, pour moi qui avait peur du ballon, ce rôle de goal était encore plus dur ; il me semblait que les adversaires prenaient un malin plaisir à me tirer dessus ! Si, bien sûr, ça me permettait de temps à autre de faire un bel arrêt, le plus souvent, les tirs tendus me faisaient très mal aux mains (on n'avait pas de gants !), au ventre ou aux tibias, et on comprend qu’il m’arrivait de laisser le ballon filer plutôt que de l’arrêter !
Jacques, l’autre capitaine, avait une autre tactique : il me mettait avant-centre, chargé éventuellement, si d’aventure j’interceptais une passe de l’adversaire, de distribuer le ballon aux autres avants, ou du moins d’essayer d’arrêter le ballon s’il arrivait vers moi pour empêcher un adversaire de s’en saisir. En aucun cas, je ne devais revenir vers notre camp ni faire des passes en arrière car, disait-il : — au moins, tu ne marqueras pas de buts contre ton camp, si par miracle, tu en marques un ! Il faut bien dire que, dans ce poste d’avant-centre, je ne servais pas à grand-chose ; souvent, s’il advenait que j’eusse le ballon, je faisais une mauvaise passe, et l’adversaire s’en emparait ; le plus étonnant, c’est que toujours, j’étais marqué de très près par un gars de l’équipe adverse, comme si j’étais redoutable ! J’aurais tant voulu, comme je le voyais parfois à la télévision, conquérir le ballon, foncer en dribblant vers le goal et, d’une feinte habile, shooter en ajustant un tir dans le coin des filets ! Mais hélas, ce rêve inaccessible n’est jamais arrivé…
Le résultat, c’est que, à chaque fois ou presque, l’équipe dans laquelle je jouais était condamnée à perdre. Dans un cas, parce que je laissais passer des buts ; dans l’autre, parce que j’empêchais mon équipe d’en marquer et donnais trop souvent le ballon à l’adversaire.
Et l’on aurait voulu que j’aime le foot !
Enfin, un jour, Michel eut une idée lumineuse : — Tu pourrais peut-être arbitrer ! Après tout, tu ne l’as encore jamais fait ! D’habitude, c’était un garçon ou un autre qui arbitrait, tiré au sort au moment de la composition des équipes, ce qui était facile quand notre nombre était impair. Quand notre nombre était pair, il y avait deux garçons qui, ne jouant pas, arbitraient, le deuxième faisant office d’arbitre de touche.
Mais cette fois, ce serait moi ! Chouette, j’allais enfin pouvoir siffler, car bien que ne connaissant pas correctement les règles, mon rêve secret était d’avoir le fameux sifflet entre les lèvres : diable, c’est que ça donne un sacré pouvoir, ce sifflet, qu’il soit tenu par un policier ou par un arbitre ! J’avais d’ailleurs conclu, en regardant les matchs télévisés, qu’on n’avait pas à contester les décisions de l’arbitre et je décidais donc d’en profiter au maximum. Eh bien, je peux vous l’affirmer, nous eûmes droit au match le plus désopilant de ma carrière (vu de mon point de vue, car les autres riaient plutôt jaune) ; dès que quelque chose me paraissait peu catholique, hop, je sifflais !
D’abord, je sifflais dès que j’avais le dos tourné au ballon et que je n’avais rien vu, car ça allait trop vite pour moi, et souvent, je n’avais pas le temps de voir ce qui se passait que déjà le ballon avait changé de direction. En second lieu, quand le ballon s’éloignait trop de moi et que je risquais de ce fait d’avoir à trop courir pour suivre le jeu (car, tout âne que j’étais, je m’étais bien aperçu qu’en fait l’arbitre avait beaucoup plus à courir que tout autre joueur), hop, je sifflais !
Et tous de s’arrêter en pleine action, et de me demander : — Qu’est-ce qu’il y a ? Et je répondais automatiquement : — Coup franc. Au pif, d’ailleurs, je choisissais une des deux équipes pour la faute imaginaire. Il n’y eut jamais autant de coups francs qu’au cours de cette partie. Par contre, je ne m’aperçus d’aucun hors-jeu, et au moins trois des buts marqués m’ont valu des horions de la part de joueurs vindicatifs : il était hors-jeu, espace d’âne, tu ne l’avais pas vu, et je haussais benoîtement les épaules : tant pis, but quand même, le but est bon, seul l’arbitre décide. Mais personne n’osa cependant s’en prendre à moi, car mon frère, présent, avait pour mission non seulement de m’associer au jeu, mais aussi de me protéger, et ce fut à chaque fois le malheureux auteur du but hors-jeu qui se fit rosser d’importance par l’équipe adverse. Et ça faillit dégénérer en pugilat général, ce qui fit que par la suite, je restais sur la touche comme remplaçant, jamais appelé.
L’année d’après, je portais des lunettes (peut-être étais-je déjà myope l'année d'avant ?) et le foot fut terminé.




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