mercredi 28 février 2018

28 février 2018 : les camps et les murs de la honte


Le miel corrupteur du confort.
(Karfa Diallo, Matins noirs, essai poétique pour une nouvelle négritude, Ex æquo, 2010)


Comme toujours, la nuit, j’écris dans ma tête des choses magnifiques, magiques même, et je sais qu’une fois éveillé, ces lignes auront disparu comme la neige au soleil. En particulier, je pamphlétise contre les grands de ce monde, les Trump, les Macron, les Poutine, les Erdogan, les Netanyahou et autres indignes représentants de l’espèce humaine, dont j’enrage que nous les laissions nous gouverner, alors qu’eux-mêmes ne sont que les valets de la phynance (comme écrivait Alfred Jarry) internationale, les experts en ventes d’armes de destruction massive (voir le sort de la Syrie et du Yemen en ce moment), les grands gourous du réchauffement climatique (contre lequel ils ne feront rien car ça léserait la sacro-sainte phynance), les maîtres du trompe-l’œil et du mensonge (érigés en art de gouverner)... À force d’avoir le mot démocratie à la bouche (faut croire qu’il leur sert de rouge à lèvres), ils vont finir par nous dégoûter d’aller voter. Bon, moi, c'est pas grave, je suis vieux et j’irai bientôt rejoindre mes ancêtres. Mais, franchement, je plains les nouvelles générations...
Heureusement, il nous reste les artistes qui, eux, ont souvent une conscience et qui sont capables de nous bousculer. Et, parfois, ceux-ci font des films. Je viens de voir le formidable documentaire Human flow de l’artiste militant Ai Weiwei (il est vrai que son père était poète !) consacré à la question des réfugiés à travers le monde. On le voit dans son film arpenter le monde, une bonne vingtaine de pays à la rencontre des hommes (je rappelle que c’est le beau titre d’un très intéressant récit de Bénigno Cacérès, fondateur de Peuple et culture, homme que j’ai eu l’honneur de rencontrer à plusieurs reprises dans les années 70), victimes de la famine, du réchauffement climatique, de la misère et surtout de la répression ethnique (cas des Rohingas en Birmanie), du blocus tout aussi ethnique (cas des Palestiniens de Gaza) et de la guerre (choisissez votre exemple, et demandez-vous si notre pays n'y est pas pour quelque chose).

 
Human flow se présente comme une sorte de récit fluide qui suit le flot de ces déracinés à la recherche d’un illusoire ailleurs, tant les frontières se sont refermées derrière des barbelés ou des murs (quand je pense qu’il y a trente ans on ne causait que du Mur de Berlin et qu’aujourd’hui, personne ou presque ne proteste contre tous ces nouveaux murs autrement plus inquiétants qui s’érigent un peu partout) et tant les esprits aussi se sont barricadés : voir l’abjection des paroles publiées courageusement sous pseudonymes sur les réseaux sociaux quand on y cause de migrants. Ici, au contraire de ces réseaux ineptes, Ai Weiwei nous montre une humanité en marche, des visages d’hommes et de femmes, de vieillards et d’enfants à la recherche d’un brin de justice (mais ce mot a-t-il un sens pour nos dirigeants ?), de fraternité (idem), de sécurité (alors là, on en parle surtout quand ils s’agit d’installer partout des caméras vidéo, et particulièrement de la sécurité des biens, les humains peuvent crever !).
On voit tous ces gens installés dans des camps parfois rudimentaires, où la poussière, la boue, le soleil les écrasent, sous des tentes aléatoires (l’un de ces migrants dit à la caméra : "j’aimerais que les chefs d’état viennent passer une nuit ici pour voir ce que c’est", c'est pas demain la veille). On constate au fil du film que ce sont parfois les pays les plus pauvres qui pratiquent le plus souvent l'accueil (la Jordanie, le Liban, l’Irak, la Grèce, le Kénya par exemple). L’Union européenne (c’est révulsant) a préféré négocié avec la Turquie pour que cette dernière garde les migrants chez elle au mépris du droit international qui n’est pas appliqué dans le pays. Le film est une œuvre d’artiste, à la fois une sorte de journal de voyage, et une réflexion sur notre monde de plus en plus inhumain. Le recours aux drones nous montre par exemple vu d’en haut cette humanité en marche comme une sorte de fourmilière (cf l'affiche) ; ça ne manque pas de poésie.
Mais l’important, c’est le constat que dégage le film : on peut légitimement se désespérer de voir notre humanité repue, avilie par "le miel corrupteur du confort" cité en exergue, accepter de voir les "autres" entassés comme du bétail dans des camps déshumanisés et parfois inhumains (Hitler a fait beaucoup de petits), tenter en vain de franchir une frontière hérissée de barbelés, patauger sous la pluie pendant des heures ou se précipiter vers une soupe servie par des humanitaires. Si j’étais au pouvoir, j’obligerais toutes les chaînes de télévision à passer ce formidable film en boucle. Inutile de dire que je n’y serai jamais !

 



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