dans
la distribution inégale des richesses qui règne sur le monde, le
partage inéquitable des mots n’est pas le moindre mal.
(Lyonel
Trouillot, La belle amour humaine,
Actes sud, 2011)
Cette
phrase, piochée dans le beau (le magnifique même) roman de l'écrivain haïtien Lyonel
Trouillot, me parle énormément, moi qui ai dû me battre pour
accéder à la richesse des mots, à tous ces livres, du Cid
à La Princesse de Clèves,
de La Nouvelle Héloïse
aux Misérables, et
d’À la recherche du temps perdu
aux Faux-Monnayeurs ou
des Illuminations à
Savannah Bay et de La
condition humaine au Hussard
sur le toit (pour ne citer que
quelques titres-phares de la littérature française...), qui m’ont
porté, qui m’ont élevé, qui m’ont fait, tout autant que mes
parents ou que l’école. Et qui continuent à me porter.
Il
en est de même du cinéma, et j’enrage de voir que les grands
multiplexes, dont la
programmation ne vaut pas tripette, soumise qu’elle est à la
grosse artillerie hollywoodienne et aux grossières comédies franchouillardes, n’en ont jamais assez, et veulent
implanter un nouveau complexe dans le nouveau quartier des Bassins à
flot. Ils couleront définitivement les derniers vestiges de cinéma
d’art et d’essai qui subsistent sur Bordeaux, qui déjà ont le
plus grand mal à obtenir certains films. Bien sûr, ils offriront
une programmation variée, coincée entre les boissons hyper sucrées,
les pop-corn et les jeux vidéo, mais les petits films y seront noyés
dans la masse, et les spectateurs comme moi n’iront d’ailleurs
plus au cinéma.
Pour
l’instant, Dieu merci, l’Utopia de Bordeaux et le Jean Eustache
de Pessac survivent encore. Je les fréquente tous deux. Voici un
petit bilan de quelques films vus depuis mon retour de Guadeloupe, et
qui me paraissent mériter le détour.
Après
la tempête (Japon) :
un père, romancier raté et joueur invétéré, tente de maintenir
des relations avec son fils, confié à sa femme après leur divorce.
C’est très maîtrisé, avec dans le rôle de la grand-mère, la
merveilleuse actrice des Délices de Tokyo.
L’Autre
côté de l’espoir
(Finlande) : la
rencontre entre un jeune réfugié syrien et un quinquagénaire
finlandais qui décide de changer de métier et d’ouvrir un
restaurant. Un formidable hymne à la fraternité, par-delà les
barrières de toutes sortes. Du baume au cœur.
Corporate
(France) : une jeune
femme a été embauchée dans une grosse entreprise comme directrice
des ressources humaines, en fait pour pousser les employés dont la
société veut se débarrasser à démissionner, pour qu’on n’ait
pas à leur payer d’indemnités. Il faut le suicide de l’un d’eux
pour lui faire prendre conscience du rôle ingrat qu’on lui a fait
jouer. Céline Sallette au plus haut de sa forme, et Lambert Wilson
en patron salaud !!!
De
toutes mes forces (France) ;
un adolescent qui vivait avec sa mère dépressive, est placé dans
un foyer après la mort de celle-ci. Il doit intégrer de nouveaux
codes de conduite, et tente de cacher le plus longtemps possible à
ses copains de lycée le lieu où il vit et dont il a honte. Un film
très fort sur la jeunesse maltraitée et déboussolée. Yolande
Moreau géniale dans le rôle de la directrice du foyer, et chapeau à
tous les jeunes acteurs ! Encore un film sur la fraternité !
Django
(France) : un épisode
peu connu de la vie de Django Reinhardt pendant
la guerre et les persécutions anti-tziganes. Le film à voir pour se
délivrer des miasmes du FN ! Reda Kateb parfait (comme
d’habitude) dans le rôle de Django.
Emily
Dickinson : a quiet passion (Grande-Bretagne) :
une biographie de la poétesse américaine Emily Dickinson qui a vécu
dans un milieu austère et même rigide, contre lequel elle a dû se
rebeller. Belle reconstitution d’époque et jeu des acteurs
parfait. On entend un grand nombre de poèmes d’Emily. Ça m’a
donné envie de la lire, ce qui prouve que le film est réussi !
Les
Initiés (Afrique
du sud) : un film magnifique sur les rites d’initiation des
adolescents (circoncision en particulier) et, en filigrane, sur le
grand tabou : l’homosexualité latente qui pèse sur ces
groupes exclusivement masculins. Impressionnant.
Les
Mauvaises herbes (Canada) :
un film québécois à la fois drôle, émouvant et tragique. Un
comédien de Montréal, joueur invétéré, doit d’importantes
sommes à des petits malfrats. Il s’enfuit à la campagne, et est
recueilli par un homme un peu sauvage, pour qui il va travailler, et
peut-être se déshabituer du jeu. Je n’en dis pas plus, film
magnifiquement joué dans des paysages sublimes, et d’une grande
humanité.
Patients
(France) : d’après
son livre, Grand Corps malade raconte la rééducation d’un
jeune homme dans une maison de santé où se côtoient
tétraplégiques, paraplégiques, polytraumatisés, voire malades
mentaux. Il doit s’habituer à cette nouvelle vie, qui n’est au
début qu’une survie, puis à réapprendre à tout faire. Beau film
sur le handicap et la fraternité. À voir en ce moment où une pétition circule sur
le net pour que Macron (puisqu’il veut du nouveau) crée un
Ministère des handicapés. La France a tellement de retard en ce
domaine !
Retour
à Forbach (France)
: excellent documentaire sur une ville lorraine complètement
sinistrée depuis la fermeture des mines. Le réalisateur revient sur
son enfance, interroge les habitants, lorrains d’origine ou
descendants d’immigrés. La montée du FN y est palpable. Il est
vrai que les églises sont vides alors que le lieu de culte musulman
ne désemplit pas ! Mais tout n’est pas perdu. "La
vie continue... Une librairie vient de rouvrir au centre ville."
Les
Sauteurs (Danemark) :
au nord du Maroc, le mont Gururu domine l’enclave espagnole de
Melilla, inaccessible derrière des hautes murailles barbelées. Là
vivent des Africains, originaires d’Afrique de l’Ouest, dans
l’espoir d’un hypothétique passage vers l’Espagne, censée
être le Paradis. Ils se sont regroupés par ethnies, dans un
campement de fortune, dans la
précarité et sous la menace constante d’une descente de la police
marocaine : mais ils s'efforcent de rester fraternels, tant ils ont tous l’espoir (collectif) de "sauter" le
mur. C’est impressionnant.
Donc
beaucoup de films sur les migrants, les gens différents (gitans,
adolescents difficiles, handicapés, poètes). Et, comme je lis en ce
moment l’excellente Réflexion sur l’accueil et le
droit d’asile d’Yves Cusset,
qui traite finalement beaucoup de la fraternité, grande absente de
notre vie (en dehors des frontons des mairies), mais dont traitait
aussi Jean-Luc Mélenchon dans son traité De la vertu, je termine
par cet extrait du livre de Cusset : "La
fraternité n’est pas de l’ordre de la compassion, mais elle
procède plutôt du choc (appelons-le indignation, si l’on veut)
qu’il y a à voir le droit dont on jouit refusé à l’autre."
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire