mercredi 10 mai 2017

10 mai 2017 : le cinéma révèle le monde


dans la distribution inégale des richesses qui règne sur le monde, le partage inéquitable des mots n’est pas le moindre mal.
(Lyonel Trouillot, La belle amour humaine, Actes sud, 2011)


Cette phrase, piochée dans le beau (le magnifique même) roman de l'écrivain haïtien Lyonel Trouillot, me parle énormément, moi qui ai dû me battre pour accéder à la richesse des mots, à tous ces livres, du Cid à La Princesse de Clèves, de La Nouvelle Héloïse aux Misérables, et d’À la recherche du temps perdu aux Faux-Monnayeurs ou des Illuminations à Savannah Bay et de La condition humaine au Hussard sur le toit (pour ne citer que quelques titres-phares de la littérature française...), qui m’ont porté, qui m’ont élevé, qui m’ont fait, tout autant que mes parents ou que l’école. Et qui continuent à me porter.
Il en est de même du cinéma, et j’enrage de voir que les grands multiplexes, dont la programmation ne vaut pas tripette, soumise qu’elle est à la grosse artillerie hollywoodienne et aux grossières comédies franchouillardes, n’en ont jamais assez, et veulent implanter un nouveau complexe dans le nouveau quartier des Bassins à flot. Ils couleront définitivement les derniers vestiges de cinéma d’art et d’essai qui subsistent sur Bordeaux, qui déjà ont le plus grand mal à obtenir certains films. Bien sûr, ils offriront une programmation variée, coincée entre les boissons hyper sucrées, les pop-corn et les jeux vidéo, mais les petits films y seront noyés dans la masse, et les spectateurs comme moi n’iront d’ailleurs plus au cinéma.
Pour l’instant, Dieu merci, l’Utopia de Bordeaux et le Jean Eustache de Pessac survivent encore. Je les fréquente tous deux. Voici un petit bilan de quelques films vus depuis mon retour de Guadeloupe, et qui me paraissent mériter le détour.


Après la tempête (Japon) : un père, romancier raté et joueur invétéré, tente de maintenir des relations avec son fils, confié à sa femme après leur divorce. C’est très maîtrisé, avec dans le rôle de la grand-mère, la merveilleuse actrice des Délices de Tokyo.
L’Autre côté de l’espoir (Finlande) : la rencontre entre un jeune réfugié syrien et un quinquagénaire finlandais qui décide de changer de métier et d’ouvrir un restaurant. Un formidable hymne à la fraternité, par-delà les barrières de toutes sortes. Du baume au cœur.
Corporate (France) : une jeune femme a été embauchée dans une grosse entreprise comme directrice des ressources humaines, en fait pour pousser les employés dont la société veut se débarrasser à démissionner, pour qu’on n’ait pas à leur payer d’indemnités. Il faut le suicide de l’un d’eux pour lui faire prendre conscience du rôle ingrat qu’on lui a fait jouer. Céline Sallette au plus haut de sa forme, et Lambert Wilson en patron salaud !!!


De toutes mes forces (France) ; un adolescent qui vivait avec sa mère dépressive, est placé dans un foyer après la mort de celle-ci. Il doit intégrer de nouveaux codes de conduite, et tente de cacher le plus longtemps possible à ses copains de lycée le lieu où il vit et dont il a honte. Un film très fort sur la jeunesse maltraitée et déboussolée. Yolande Moreau géniale dans le rôle de la directrice du foyer, et chapeau à tous les jeunes acteurs ! Encore un film sur la fraternité !


Django (France) : un épisode peu connu de la vie de Django Reinhardt pendant la guerre et les persécutions anti-tziganes. Le film à voir pour se délivrer des miasmes du FN ! Reda Kateb parfait (comme d’habitude) dans le rôle de Django.


Emily Dickinson : a quiet passion (Grande-Bretagne) : une biographie de la poétesse américaine Emily Dickinson qui a vécu dans un milieu austère et même rigide, contre lequel elle a dû se rebeller. Belle reconstitution d’époque et jeu des acteurs parfait. On entend un grand nombre de poèmes d’Emily. Ça m’a donné envie de la lire, ce qui prouve que le film est réussi !
Les Initiés (Afrique du sud) : un film magnifique sur les rites d’initiation des adolescents (circoncision en particulier) et, en filigrane, sur le grand tabou : l’homosexualité latente qui pèse sur ces groupes exclusivement masculins. Impressionnant.
Les Mauvaises herbes (Canada) : un film québécois à la fois drôle, émouvant et tragique. Un comédien de Montréal, joueur invétéré, doit d’importantes sommes à des petits malfrats. Il s’enfuit à la campagne, et est recueilli par un homme un peu sauvage, pour qui il va travailler, et peut-être se déshabituer du jeu. Je n’en dis pas plus, film magnifiquement joué dans des paysages sublimes, et d’une grande humanité.


Patients (France) : d’après son livre, Grand Corps malade raconte la rééducation d’un jeune homme dans une maison de santé où se côtoient tétraplégiques, paraplégiques, polytraumatisés, voire malades mentaux. Il doit s’habituer à cette nouvelle vie, qui n’est au début qu’une survie, puis à réapprendre à tout faire. Beau film sur le handicap et la fraternité. À voir en ce moment où une pétition circule sur le net pour que Macron (puisqu’il veut du nouveau) crée un Ministère des handicapés. La France a tellement de retard en ce domaine !


Retour à Forbach (France) : excellent documentaire sur une ville lorraine complètement sinistrée depuis la fermeture des mines. Le réalisateur revient sur son enfance, interroge les habitants, lorrains d’origine ou descendants d’immigrés. La montée du FN y est palpable. Il est vrai que les églises sont vides alors que le lieu de culte musulman ne désemplit pas ! Mais tout n’est pas perdu. "La vie continue... Une librairie vient de rouvrir au centre ville."
Les Sauteurs (Danemark) : au nord du Maroc, le mont Gururu domine l’enclave espagnole de Melilla, inaccessible derrière des hautes murailles barbelées. Là vivent des Africains, originaires d’Afrique de l’Ouest, dans l’espoir d’un hypothétique passage vers l’Espagne, censée être le Paradis. Ils se sont regroupés par ethnies, dans un campement de fortune, dans la précarité et sous la menace constante d’une descente de la police marocaine : mais ils s'efforcent de rester fraternels, tant ils ont tous l’espoir (collectif) de "sauter" le mur. C’est impressionnant.
Donc beaucoup de films sur les migrants, les gens différents (gitans, adolescents difficiles, handicapés, poètes). Et, comme je lis en ce moment l’excellente Réflexion sur l’accueil et le droit d’asile d’Yves Cusset, qui traite finalement beaucoup de la fraternité, grande absente de notre vie (en dehors des frontons des mairies), mais dont traitait aussi Jean-Luc Mélenchon dans son traité De la vertu, je termine par cet extrait du livre de Cusset : "La fraternité n’est pas de l’ordre de la compassion, mais elle procède plutôt du choc (appelons-le indignation, si l’on veut) qu’il y a à voir le droit dont on jouit refusé à l’autre."


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