lundi 4 janvier 2016

4 janvier 2016 : "un légume", dit-elle


La solitude est une découverte absolue.
(Marilynne Robinson, La maison de Noé, trad. Robert Davreu, Actes sud, 2015)


Je rentre à Bordeaux, et très rapidement je retrouve H., qui habite au 12ème étage de ma tour, et qui va de plus en plus mal : elle n'a plus d'appétit, plus envie de cuisiner, plus envie de lire, de faire des mots croisés, à peine de s'installer dans le fauteuil pour regarder d'un air absent une émission sur les îles de l'océan Indien ou sur les pays que cette grande voyageuse a visités autrefois. Elle n'a pourtant que 79 ans, mais en l'espace de six mois, elle s'est complètement défaite. Comme si la vie la quittait peu à peu. Elle est tombée au mois d'août et, depuis, elle a peur de tomber. Je la soutiens autant que je peux, en lui rendant visite, en lui faisant quelques courses, j'irai jeudi chez elle quand elle va recevoir les fonctionnaires du CCAS pour préparer son dossier d'admission en résidence pour personnes âgées (RPA). Aujourd'hui, je l'ai aidée à réunir les pièces demandées, suis allé les photocopier. Elle est perdue, sans doute une très grave dépression, assaisonnée d'un début d'Alzheimer.
C'est impressionnant de voir la dégradation de H., à la vitesse grand V. Elle a très peur de devenir un "légume", dit-elle. Et peut-être aussi très peur de la mort, sujet que je n'ai pas encore osé aborder avec elle. Célibataire, elle n'a pas eu d'enfants. Sa seule famille, un cousin et un neveu, qui ne viennent guère la voir (ils hériteront pourtant, car elle possède son appartement). Elle a les moyens d'aller en foyer-logement, mais a peur de la solitude, "la plus haute des solitudes", celle des personnes âgées, écartées du bruit de la vie dans ces ghettos d'un nouveau genre.
Quand on est jeune, on pense qu'on va changer le monde. Du moins, on le pensait de mon temps. "Il faut bien se rendre à cette pénible évidence : on vieillit, et le monde ne change pas, nous ne réussissons pas à le changer", ai-je lu dans le polar d'Aguinaldo Silva, La République des assassins (Gallimard, 2003). Aujourd'hui, avec le triomphe planétaire de la mondialisation, tout espoir de changement est tombé. Si, il y a au moins un changement, et de taille : les "vieillards", qui autrefois vivaient et mouraient parmi nous, sont désormais cantonnés dans le ghetto dépressif des maisons de retraite et autres maisons spécialisées. Et on nous somme de rester "jeune" le plus longtemps possible, à grand renfort de salles de sports pour "seniors", de psys, de médicaments-miracles, de potions magiques (du type "viagra"), comme si vieillir était une tare.
Vieillir, c'est encore vivre, mais différemment. C'est peut-être la période où on peut faire un retour sur soi, accepter plus naturellement ses petites différences, souvent si mal venues dans le monde du travail. Plus de compétition, plus de m'as-tu vu, plus de courses effrénées, on accepte la nouvelle épaisseur du temps et la vie simple qui en découle. On découvre, effaré, qu'on nous a trompés avec le culte du travail (qui n'est que celui machiné par les exploiteurs de tous genres), la manie du "toujours plus" (dont on découvre la vanité), le machisme guerrier (terrorisme et guerre "propre" dans le même sac), la vacuité des grands médias (qui sont "l'opium du peuple" actuel), et la bêtise (assortie de saloperies de toutes sortes) des grands de ce monde, pour qui parfois nous votons.



Vieillir, c'est retrouver une certaine spiritualité : enfin, on a le temps de lire, d'écrire, d'aller au cinéma, au théâtre, à l'opéra, dans les musées, d'écouter de la musique, de se promener à pied ou à bicyclette (puisqu'on a le temps), de humer l'air du temps et de pratiquer l'art de la rencontre, du partage et de l'amitié. Lisons La vie commence à soixante ans, le magnifique hommage que Bernard Ollivier a consacré à ce troisième temps de la vie (Phébus, 2012). Et n'ayons pas peur de vieillir, ni de la mort. Ne baissons pas les bras, malgré les difficultés inhérentes à l'âge. Ne nous laissons pas aller ; suivons les exemples chaleureux de mes amis Georges, Odile, Jeanne, Léone, qui ne nous font pas craindre de devenir octogénaires ni nonagénaires. Et en tout cas, gardons notre amitié pour eux, ne les laissons pas tomber ! N'abandonnons pas nos anciens !


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