dimanche 17 janvier 2016

17 janvier 2016 : beautés du roman


Dans quel livre avais-je lu cette phrase  ? Les livres savent de nous des choses que nous ignorons.
(Gaëlle Josse, L'ombre de nos nuits, Notabilia, 2016)




Comme souvent, quand je vais à Poitiers, je fais une moisson de lectures : d'abord parce que je prends le train, et que le train, sauf rencontre imprévue (ça arrive pourtant), est propice à la lecture, même s'il m'arrive de m'y endormir. Ensuite, parce qu'il est fréquent dans mes voyages, et particulièrement à Poitiers, que je m'arrête dans une librairie, et que je fasse quelque achat, pour moi-même ou pour offrir.
À l'aller, je me suis plongé dans le livre que j'avais apporté, de ma bibliothèque personnelle : Un mâle, du Belge Camille Lemonnier, paru pour la première fois en 1881, en pleine époque naturaliste. Un roman à la Zola, donc, mais avec une touche personnelle. Cachaprès, un braconnier, a toujours réussi à échapper aux gardes forestiers. Il vit comme une bête sauvage dans les bois. Jusqu’au jour où il découvre Germaine, jeune et jolie fermière pas encore mariée, car trop difficile sur le choix de ses prétendants. Cachaprès s'éprend pour elle d'un amour violent, sincère, mais presque animal ; Germaine, de son côté, lasse du célibat, se laisse envoûter par la prestance de ce rustre dominateur. Elle finit par céder à un emportement irrésistible et qui a la saveur de l'interdit. Mais ils doivent se cacher, et à la longue, elle ne le supporte plus... Elle cherche à rompre. Le braconnier, jaloux, va finir par se faire prendre et mourir.

Un mâle est un de ces romans exceptionnels, uniques, un peu oublié, quoique régulièrement réédité en Belgique. Certes, il sent son naturalisme à plein nez. Cachaprès me semble le prototype de l'homme des bois dont se saisira plus tard D. H. Lawrence dans son célèbre roman : fort, viril, séduisant, mais en même temps d'une nature primitive et animale. Il a tout appris de la forêt, il y habite, il y dort, elle le nourrit. Germaine, elle, vient d'une ferme aisée et pourrait faire un riche mariage. Elle y songe parfois, ce qui va déclencher le drame. Il faut passer un peu sur les afféteries de langage de Camille Lemonnier. Ah, il l'aime sa forêt et sa nature, et se perd dans des descriptions assez belles, mais parfois un peu inutiles, à l'écriture trop poétique (mais Zola n'avait-il pas fait de même dans La faute de l'abbé Mouret et les fameux passages sur le jardin du Paradou ?). Mais une fois l'histoire lancée, on est emporté dans une violence toute animale, presque primitive. Les dialogues reproduisent au plus près le langage des paysans et ne dépareraient pas dans un roman prolétarien. Les différents personnages, les mœurs locales (les fameuses kermesses villageoises, les bagarres homériques, la forte alcoolisation, les marchandages des marchands de bestiaux) sont présentés par petites touches et avec finesse.
Mais Un mâle est avant tout un roman d'amour ancré dans une époque et un style de vie disparus, et c'est aussi à ce titre qu'il nous intéresse aujourd'hui. Comme dans Lady Chatterley, on sent la force palpable des corps, du désir, d'une vie pure et violente, proche de nos instincts, que la civilisation nous a fait perdre. Lemonnier est moins puritain que Zola, mais il mérite largement un détour que je vous recommande (édition actuelle chez Labor).

Et, de mon passage à la librairie La belle aventure, j'ai rapporté deux romans dont je me suis saisi aussitôt et qui sont déjà lus. C'est dire s'ils m'ont plu ; il est vrai qu'ils sont très brefs. Mais ce sont des nouveautés de la rentrée de janvier et comme je lis rarement des nouveautés, je tiens à les signaler...
Saint Sébastien soigné par Irène (tableau de Georges de La Tour, Musée du Louvre)

L'ombre de nos nuits est un roman de Gaëlle Josse, le premier que je lis de cette romancière. Il m'a subjugué. On y suit en parallèle un épisode de la vie de Georges de La Tour, le célèbre peintre, qui, en ce début de l'an 1639, prépare une nouvelle toile, dont le sujet est Saint Sébastien soigné par Irène, toile qu'il destine au roi Louis XIII. Il est assisté dans sa tâche par son fils et par un jeune orphelin qu'il a recueilli. L'histoire parallèle se passe en 2014 : une femme mûre, en observant dans un musée ce même tableau, est ému par le spectacle d'Irène soignant Saint Sébastien, et se remémore un amour perdu. On passe donc, en alternance (au cinéma, on dirait montage parallèle, ce qui n'est pas sans artifice, mais coule ici très bien), des secrets de la création picturale au récit d'un amour douloureux. 
il semble que l'éditeur ait choisi un autre tableau sur le même sujet
Dans la partie historique, on suit les pensées de Georges de La Tour ("Alléger. S'alléger. Le plein naît du vide. Simplifier. Densifier. Nous n'emporterons rien avec nous dans notre ultime voyage") ainsi que celles de Laurent, l'orphelin magnifique ("C'est la vision intérieure du peintre, au-delà de sa technique, qui donne toute sa force à un sujet"), apprenti surdoué du maître. Moi qui adore les romans historiques, j'ai été servi ; l'époque, horriblement troublée (Guerre de Trente ans, épidémies, violences) est formidablement retracée. La partie moderne est un contrepoint assez émouvant aux tribulations de Georges de La Tour, trimbalant le tableau fini de Lorraine jusqu'à Paris, puis attendant le bon vouloir de l'audience de Sa Majesté ; ici, la femme se rappelle les attentes fort longues que lui imposait son amant, qui "me plaisait sans me convenir" et tente en voyant le tableau, de dire enfin ce qu'elle n'a jamais lui dire ("Cette terreur de ne plus être aimée si je n'étais pas parfaite"). Un tableau soudain exhume des réminiscences. Puissance de l'art comme révélateur, superbement évoquée ! L'auteur sait, comme le peintre, suspendre le temps et faire parler les ombres. Au lecteur d'apporter un peu de lumière, s'il se peut. Un livre magique, éblouissant.

Quant au petit livre de Marie Redonnet, La femme au colt 45, recommandé par les libraires, il m'a scotché. Je n'avais rien lu d'elle depuis vingt ans, époque où je l'avais rencontrée à Poitiers, après avoir mis un de ses romans, Splendid hôtel, en lecture obligatoire à mes élèves bibliothécaires. Dans son style si particulier, extrêmement dépouillé, minimaliste, écrit au présent, en phrases et chapitres courts, il nous conte l'histoire de Lora qui, fuyant une dictature (mari emprisonné, enfant ayant rejoint la rébellion), devient une clandestine à Santaré, dans le pays voisin. Elle est rapidement dépouillée de ses quelques objets de valeur, s'engage auprès d'un pizzaiolo handicapé et, après le décès de celui-ci, à court d'argent, se voit contrainte de se débarrasser du fameux colt 45, cadeau de son père sur son lit de mort (et dont il lui avait appris à se servir). Elle est quelque temps protégée par un spéculateur immobilier, avant d'échouer à l'Arche de Noé, sorte de refuge créé par une Américaine pour tenter de sauver les jeunes migrants en déshérence.

Ici, on est presque au théâtre : Lora, d'ailleurs, était comédienne dans son pays d'origine. Le roman est constitué par de très brèves narrations, indiquant le décor et le mouvement (comme les didascalies dans les pièces de théâtre) et par la parole de Lora qui raconte ce qu'elle fait, ses rencontres, ses errances. Au final, Lora, qui aurait la possibilité de retourner dans son pays, va faire un autre choix ; car son voyage l'aura contrainte à se découvrir elle-même au travers des violences subies (dont le viol) et des problèmes rencontrés (guerre, dictature, fanatisme religieux). Elle aura tracé, peut-être inventé, son chemin : "Ce n’est pas parce que j’ai tout quitté et tout perdu que ma vie de femme doit s’arrêter". Au bout du chemin, Lora est devenue une femme libre : "Sans mon colt 45 maintenant qu’il rouille au fond du fleuve, je dois apprendre toute seule à devenir Lora Sander. Si je réussis j’aurai fait mes preuves". Dans cette fable politique, l'auteur témoigne sans pathos de la vie des migrants, dépouillés, violés, soumis à la violence et à l'exploitation. C'est à la fois simple et profond, sec comme une trique : Marie Redonnet a choisi de ne pas nous faire crouler sous le pathétique des situations, sans doute pour rendre son message plus percutant. 

Je ne suis toujours pas lassé de lire des romans ! 
 

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