Si
j'aime tant à me promener dans mon enfance, c'est que j'y ai laissé
des rêves merveilleux.
(Jocelyne
Saucier, La vie comme une image,
Bibliothèque québécoise, 2014)
J'ai
assez souvent dit que mon film préféré, celui qui me fait rêver le plus,
était le film de Kubrick 2001, l'odyssée de l'espace, ce
météore cinématographique aperçu en mai 1969 pour la première fois dans ce
vieux et immense cinéma de Marmande, et que j'ai revu je
ne sais combien de fois depuis, sur mon écran de télé aussi bien
qu'à chaque passage sur un écran de cinéma, avec à chaque fois le
même émerveillement enfantin. Et la sensation de voir de la poésie
pure sur grand écran. D'où sans doute l'enchantement subit qui
m'avait époustouflé ce soir-là et scotché sur mon siège avant de
me faire éjecter de la salle par le projectionniste qui
croyait que je dormais : non, j'étais dans le film, aux confins
de l'univers, dans ma nuit intérieure.
Eh
bien, voici un nouveau météore qui m'y a fait irrésistiblement
songer ; cette fois, c'est un film colombien qui nous emmène
dans les profondeurs de la forêt amazonienne, tout aussi mystérieuse
que les grands espaces interplanétaires kubrickiens. L’étreinte
du serpent, film tout aussi science-fictif de Ciro
Guerra (mais ici la science n'est plus la cybernétique ou l'astronomie, c'est l'ethnographie et la botanique),
dans un noir et blanc féerique (au point que mes cousins parisiens
m'avaient dit qu'ils le pensaient en couleurs, il n'y a qu'une séquence de rêve en couleurs) nous conte pendant
deux heures un double périple. Mais au lieu de partir
vers les étoiles, on part à la rencontre des mystères de la vie
terrestre, des peuples et des plantes oubliés.
la magnifique affiche
C'est
tout aussi fascinant. C'est tout aussi beau. C'est le même
enchantement, et j'ai eu autant de mal à me sortir de mon fauteuil.
J'ai assisté à la rencontre de deux mondes : celui de
Karamakate, dernier descendant d'un peuple exterminé et celui de deux
hommes blancs qui, à quarante ans d'intervalle, viennent explorer la
forêt à la recherche d'une plante sacrée. Entre le chaman indien,
qui repère la double nature de l'homme blanc, le découvreur et le
pillard ("il y a 2
hommes en toi",
dit-il), et les deux explorateurs, Théo l'ethnologue allemand et Evans, le botaniste américain (venu quarante ans plus tard retrouver les traces de Théo), qui se veulent scientifiques, se
noue une relation complexe. Ils voient bien combien leurs
compatriotes européens se sont comportés comme des prédateurs,
apportant leur civilisation rapace (éradication des démons originels par le christianisme, accaparement des terres, exploitation économique par le caoutchouc, extermination par les armes ou les maladies), mais
ils sont fascinés par la découverte et par la rencontre des
hommes.
Karamakate jeune
Chemin
faisant, sur la pirogue parcourant les rivières, nos explorateurs
revisitent aussi les mythes (dans une mission, on les prend pour les rois mages ; plus tard, un des missionnaires, devenu fou, se
prend pour le messie), les croyances (notamment la puissance du rêve),
la manière d'apprendre (l'expérience et la mémoire s'opposant au
livre) et la nécessité de s'adapter au monde : la technique
moderne ne remplace pas tout à fait ici la connaissance ancestrale du
milieu et les savoirs forgés à l'écoute de la nature, le temps
dans la forêt n'est pas aussi linéaire que dans nos villes. La
forêt amazonienne, comme l'immense espace interplanétaire (ou comme l'océan), nous
renvoie à notre fragilité, à notre petitesse, à notre solitude et à notre
vulnérabilité.
Et,
en fin de compte, comme dans le film de Kubrick, on assiste à une
initiation, à une quête, à un apprentissage de la survie dans un
monde hostile où on doit se confronter aux éléments ou apprendre à
vivre en bonne intelligence avec eux. Voici un film tout à fait
écolo : on y découvre que la nature ne nous appartient pas,
mais que nous appartenons à la nature, on y apprend l'humilité.
C'est à la fois un film d'aventures et un film contemplatif, qui
nous force à reconsidérer notre représentation du monde.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire