mardi 9 juillet 2013

9 juillet 2013 : Le "Journal" d'André Gide 2


La chose la plus importante que j'ai découverte à soixante-cinq ans, c'est que je n'ai pas envie de perdre mon temps à faire ce que je n'ai pas envie de faire.

(Mario Monicelli, Larmes de joie)



Allez, une seconde couche d'André Gide et de son Journal (à quand une sélection, d'un prix plus abordable, dans la collection Folio, comme on a fait pour la Correspondance de Flaubert ou celle de George Sand ?), ça ne peut pas faire de mal !
si, il y a un Folio !

Encore une pensée que je pourrais faire mienne, sur la différence : "Le sentiment de l'exceptionnel, je l'éprouvai, tout jeune encore, en constatant que souvent je ne réagissais pas comme les autres ; comme le commun des autres. Et l'on a beau, par la suite, s'humilier, se déprécier, se vouloir peuple, se refuser à toute distinction, chercher à se fondre dans la masse et s'y plaire – on n'en demeure pas moins un être à part" (27 juin 1937). Mais ne sommes-nous pas tous des êtres à part ? Ne me traitais-je pas d'homme de trop il y a quelque temps ?

On sait qu'il n'étais pas tendre avec la famille, et tout le monde a dans l'esprit sa fameuse formule : "Familles, je vous hais" dans Les nourritures terrestres. Ici, je relève : "L'esprit de famille s'oppose aussi bien à l'individu qu'à l'État ; l'héritage aidant, les intérêts qu'il met en jeu sont presque toujours sordides ; ou plus exactement, il fait dominer partout l'intérêt" (6 octobre 1935), d'où les innombrables querelles familiales. Par ailleurs, il pose la question : "« où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille » ? – Parbleu ! Honnis soient ceux qui cherchent avant tout dans la vie le confort" (6 octobre 1935). Voilà, l'intérêt, le confort, sans les négliger totalement, il ne faut leur donner qu'une place restreinte. Car sinon, l'intérêt et le confort prolifèrent en écrasant les autres, et il s'insurge : "Mais, jeunes fils de possesseurs, l'on vous a déplorablement élevés. Vous savourez (j'ai fait de même) votre loisir, sans même vous douter qu'il n'y a pléthore ici, que parce qu'il y a disette là-bas ; vous vous consacrez à l'étude, vous cultivez les arts d'agrément, les jeux d'esprit subtils, les ratiocinations transcendantes, et vous ignorez que votre culture exquise, pour la permettre, d'autres peinent qui n'ont ni le temps ni les moyens de s'instruire ; que vous ne lèveriez pas si haut la tête, si d'autres ne courbaient le front si bas" (6 juin 1933).

Sur le colonialisme, je trouve cette formule incendiaire : "Je ne puis demander à un forban de crier sur les toits son intention de déposséder à son profit des indigènes et de leur extorquer ce qui permettra sa propre fortune. Mais ce qui ne me plaît pas, c'est qu'il couvre sa vile besogne d'un revêtement de haute philanthropie. C'est, quand il n'est question que de trafic, qu'il parle de civilisation, de devoir et de sentiments moraux" (feuillets, 1933). Il faut toujours lire et relire son Voyage au Congo, son Retour du Tchad, pour voir à quel point il n'avait pas les yeux dans les poches quand il voyageait !

Gide a toujours été quelqu'un de très généreux ; je ne sais si cela lui venait de son éducation protestante ou d'une disposition naturelle. Je lis : "Ce sont les principes de l'Évangile, selon le pli qu'ils ont fait prendre à ma pensée, au comportement de tout mon être, qui m'ont inculqué le doute de ma valeur propre, le respect d'autrui, de sa pensée, de sa valeur, et qui ont, en moi, fortifié ce dédain, cette répugnance (qui déjà sans doute était native) à toute possession particulière, à tout accaparement" (juin 1933). Et ceci aussi : "Quand nous aurons compris que le secret du bonheur n'est pas dans la possession mais dans le don, en faisant des heureux autour de nous, nous serons plus heureux nous-mêmes. – Pourquoi, comment, ceux qui se disent chrétiens, n'ont-ils pas compris davantage cette vérité initiale de l'Évangile ?" (2 janvier 1928). Je commente : ils ne l'ont pas compris parce que le christianisme n'a plus grand-chose à voir avec le Christ ni avec l'Évangile, c'est, ce sont des églises établies, avec clergé, hiérarchie, esprit de domination, compromissions avec les puissances de ce monde, tout ce que Jésus – en admettant que les évangiles rapportent ses faits et gestes – honnissait.

D'où les nombreuses notations, extrêmement critiques, que fait Gide, à longueur de Journal, sur la religion et l'église établie. Sur une certaine catégorie de croyants : "Ils préfèrent l'humanité malheureuse, à la voir heureuse sans Dieu ; sans leur dieu" (13 juin 1932), ce qui entraîne les diverses formes d'inquisition et d'anathème ; sur cette épouvantable certitude de porter la Vérité révélée (valable pour les trois religions du Livre, judaïsme, christianisme, islam) : "Domaine de la Foi. Assertions incontrôlables. Invérifiable Vérité..." (mai 1932), ou "En reportant par-delà la vie l'espérance, la religion endort et décourage la résistance. Qui comprend cela peut s'indigner contre la religion, sans pour cela quitter le Christ" (22 avril 1932) ; sur le détournement de la personne de Jésus par les églises établies et embourgeoisées : "La question sociale, du temps du Christ, n'était pas, ne pouvait pas être posée. L'eût-elle été, je vous laisse à penser de quel côté se serait rangé celui qui toujours tint à vivre parmi les opprimés et les pauvres !" (22 avril 1932), "Pensez-vous que le Christ se reconnaîtrait aujourd'hui dans une église ? C'est au nom même du Christ que nous devons combattre celle-ci. Ce n'est pas lui, le haïssable, mais la religion que l'on édifie d'après lui. Il n'a point pactisé avec les puissances de ce monde, mais le prêtre..." (22 avril 1932). Et sur les compromissions de l'église : "Que la société capitaliste ait pu chercher appui dans le christianisme, c'est une monstruosité dont le Christ n'est pas responsable ; mais le clergé. Celui-ci a si bien annexé le Christ qu'il semble que l'on ne puisse aujourd'hui se débarrasser du clergé qu'en rejetant le Christ avec lui" (27 février 1932).

Enfin, sur un plan plus général, et il n'y a qu'à regarder ce qui se passe un peu partout dans le monde, il ajoute : "toute religion, quelle qu'elle soit, dès qu'elle triomphe et s'impose, satisfait l'homme et déconseille tout progrès" (27 mars 1929). Quant à la croyance proprement dite : "Il me paraît monstrueux que l'homme ait besoin de l'idée de Dieu pour se sentir d'aplomb sur terre ; qu'il soit forcé de consentir à des absurdités pour édifier quoi que ce soit de solide ; qu'il se reconnaisse incapable d'exiger de lui-même ce qu'obtenaient artificiellement de lui des convictions religieuses, de sorte qu'il laisse aller tout à néant sitôt qu'on dépeuple son ciel" (20 octobre 1927). Oui, comme Gide, on peut, on doit se poser ces questions. Ce qui ne l'empêchait pas d'être profondément imprégné de ses lectures, nombreuses, des évangiles. Mais justement, c'est au nom même de la personne du Christ, des détournements qu'on fait de sa pensée et de sa vie, qu'il critique férocement les églises et les croyants, les dogmes absurdes.

Je note qu'il observait de la même façon le communisme soviétique, en qui il voyait une église avec ses dogmes, ses chapelles, ses anathèmes, son inquisition, et dans lequel il n'arrivait plus à voir aucun rapport avec Marx (lire son Retour de l'URSS). Que dirait-il aujourd'hui de la pensée unique qui nous gouverne et qui nous martèle : « hors du marché, point de salut » ? Nous sommes pourtant là aussi dans la pensée magique, dans la non-réflexion, dans la barbarie à visage humain, le visage (si on peut le qualifier d'humain !) de tous les experts qui pérorent dans les débats télévisés, et ont réponse à tout ! Aux antipodes d'un Gide ou d'un Montaigne, esprits libres et indépendants, toujours soucieux d'être dans l'interrogation. 
 

1 commentaire:

Fabrice a dit…

Merci de partager votre lecture du Journal de Gide !

Pour information, il existe une anthologie en Folio parue l'an dernier. Voici le billet qui en parle sur mon site consacré à André Gide : http://e-gide.blogspot.fr/2012/02/une-anthologie-du-journal-en-folio.html

Et pour prolonger ce partage, je me suis permis de donner le lien vers vos billets dans le groupe gidien de Facebook que j'anime aussi, et où vous serez le bienvenu !