mercredi 10 juillet 2013

10 juillet 2013 : Bolchevik !


Je sais maintenant qu’un intellectuel n’est pas seulement celui à qui les livres sont nécessaires, mais tout homme dont une idée, si élémentaire soit-elle, engage et ordonne la vie.
(André Malraux, Les noyers de l’Altenburg)

Un mien neveu m'ayant récemment traité de « bolchevik !», simplement parce que je prends habituellement la défense des plus humbles, des déshérités, des humiliés, j'ai pris la chose avec humour. Car après tout, je connais sans doute l'histoire des bolcheviks mieux que lui, j'ai fait des études supérieures d'histoire, j'ai beaucoup lu sur l'URSS, que ce soit les pavés lancés avant guerre par Istrati (Vers l'autre flamme), Victor Serge (plusieurs titres) ou Gide (Retour de l'URSS), les textes de Soljenitsyne, de Chalamov et d'autres opposants, je connais donc assez bien le Goulag, le stalinisme, etc. Et je n'ignore pas que la majorité des bolcheviks ont été liquidés par Staline et ses sbires ou ont été déportés au Goulag.
Mais depuis que j'ai entendu une certaine Marine Le Pen désigner France inter sous le sobriquet de « Radio Bolcho », je suis plutôt fier qu'on me traite de bolchevik. Après tout, si réfléchir à un monde plus juste, ne pas accepter une mondialisation et une Europe qui ne font qu'enrichir les plus riches et qu'appauvrir la très grande majorité, refuser de participer à la spéculation effrénée et être en faveur du partage et même du don, ne pas supporter qu'on pourchasse les pauvres au lieu de chercher à éradiquer la pauvreté (cf le dernier n° de Et les autres, journal de la Fondation Abbé Pierre : bancs systématiquement remplacés par des sièges sur lesquels on ne peut s'allonger, arrosage des rues et des devantures de boutiques pour y empêcher l'installation de mendiants assis, diffusion de produits nauséabonds dans certains endroits pour éloigner les s.d.f., verbalisation de ces mêmes s.d.f. par les agents publics – sûr que c'est plus facile que de s'attaquer aux gros bonnets des trafics de toutes sortes !), si tout cela c'est être bolchevik, alors oui, je le suis et je le revendique même.
Je croyais tout simplement être normal, dans la ligne droite de ma grand-mère et de mes parents qui, pauvres, étaient extraordinairement accueillants et solidaires. Mais il paraît qu'aujourd'hui, être normal, c'est chercher à grimper au plus haut de l'échelle sociale en écrasant tout le monde (voir tous les admirateurs qu'ont toujours, en dépit de tout, DSK, Sarkozy, Cahuzac, Tapie et consorts) et en faisant de Mammon (la personnification biblique de l'argent, de la possession, de l'accumulation et de l'avidité) le nouveau Dieu devant qui on s'incline tout bas ; être normal, il paraît que c'est chercher à devenir plus bourgeois que les bourgeois (Gide toujours, le 4 juillet 1933 : "Ce n'est qu'un idéal bourgeois que, de nos jours, propose le bourgeois à l'ascension du prolétaire"), plus royaliste que le roi (ah ! suivre par le menu le mariage suédois de la princesse Madeleine ou l'accouchement royal de Kate !), c'est admirer les vedettes richissimes des sports les plus imbéciles (les nouveaux jeux du cirque, où les meilleurs sont les mieux dopés artificiellement) et des spectacles les plus affligeants (blockbusters américains, comédies à la française, émissions de télé-réalité, etc. : on n'a que l'embarras du choix)...
Eh bien oui, dans ce cas, je suis anormal, et on devrait même me considérer comme un fou : loin de faire payer un loyer exorbitant, je l'ai encore baissé lors de la dernière location, il est plus bas qu'il y a dix ans, où il était déjà inférieur de 25 % à l'estimation que me proposait une agence, si je lui en confiais la gestion ; loin de chercher à accaparer et garder pour moi les quelques richesses matérielles que j'ai gagnées dans ma vie, j'en fais bénéficier pas mal de gens autour de moi, membres de la famille ou amis infortunés, je soutiens un grand nombre d'associations caritatives (puisque l'État ne fait pas son boulot), et je dois dire que les mendiants n'ont pas non plus à se plaindre de moi quand il m'arrive d'en croiser ; je visite régulièrement des personnes très âgées, dont on mesure mal la solitude ; je pratique volontiers le mécénat quand l'occasion se présente ; j'accueille bénévolement des étrangers de passage ; je prête volontiers mes livres ou les donne, car la culture aussi n'a de sens que si elle circule ; je prête même mon appartement quand je n'y suis pas ! bref, j'essaie de partager. Je n'en tire d'ailleurs aucune gloire, je ne saurais faire autrement, je trouve qu'il n'y a rien de plus beau, rien de supérieur au don. J'ai la chance de pouvoir ne me priver de rien (ça ne m'empêche nullement de voyager, par exemple), parce que je suis d'un tempérament sobre : aussi, pourquoi garder mon surplus pour moi tout seul ? De surcroît, je rencontre régulièrement des amis qui m'hébergent tout aussi gracieusement, je suis donc loin d'être seul à être si anormal !
D'ailleurs, en procédant ainsi, je ne fais que rendre ce que l'on m'a donné. On m'a donné de l'amour dans une famille nombreuse, mais unie. On m'a donné le goût de la frugalité, de la simplicité volontaire, je les ai assimilées comme étant ce qu'il y a de plus vrai. On m'a inculqué aussi l'envie de m'élever par la culture et par l'effort, plus que par l'argent. Il me semble que je serai un traître à ma grand-mère, par exemple, si je gardais pour moi tout le superflu dont je n'ai que faire, et si je ne cherchais pas à partager un peu de tout ce que j'ai reçu. L'être humain n'a besoin que du nécessaire, le pain, le toit – encore faut-il ces deux-là d'abord ! – mais il lui faut aussi l'accès à la santé, à l'éducation, à l'instruction, à l'exercice physique, au travail, à la culture, à l'amitié et à l'amour. Par chance, j'ai tout eu. Mais d'autres n'ont même pas ce nécessaire : combien d'enfants sont privés d'amour, d'école, et même de toit et de pain ? Combien d'adultes sont au chômage ou esseulés ? Ceux qui ont du superflu ne doivent-ils pas participer à la création d'un monde plus harmonieux, où personne ne crèverait d'ignorance, de faim ou de maladie parce qu'il lui manque le nécessaire ?
Quand André Gide nous dit "J'appelle bourgeois quiconque pense bassement" (c'est-à-dire uniquement à son intérêt personnel ou d'une façon utilitaire), je comprends tout de suite ce que ça veut dire. Je vois se dresser le tableau de la majorité des hommes politiques, des dirigeants de l'industrie, du commerce et de la banque, des fabricants d'armes, des arrivistes de haut vol et des trafiquants de tout poil, y compris de chair humaine, des souteneurs et des marchands de sommeil, des abrutisseurs de boîtes de nuit et de vacances idiotes, des créateurs de jeux et d'émissions qui abaissent l'homme au lieu de l'élever. Non, je ne vous admire pas, bourgeois, vous qui nous faites un monde si absurde et odieux, vous qui nous pourrissez la vie !
Les personnages historiques que j'admire le plus sont, par ordre chronologique, Jésus (qui, rappelons-le – et tant pis si je fais sursauter les croyants purs et durs – n'a fondé aucune religion !), François d'Assise (« Frère François », comme l'appelle Julien Green dans son beau livre), Jeanne d'Arc (et tant pis si le FN se l'est annexée !) et Louise Michel (le FN aura beaucoup plus de mal à se l'annexer, celle-là, à qui j'offrirai peut-être le chapitre le plus long de mon prochain livre). Or, notons-le, ce sont tous des adeptes du don, du partage. Des bolcheviks, en somme !

Comme Gide, qui écrivait le 6 juin 1933 : "D'humeur et de tempérament, je ne suis rien moins que révolutionnaire. Au surplus je n'ai, personnellement, qu'à me féliciter de l'état de choses. Mais voyez-vous, ce qui me gêne, c'est précisément d'avoir à m'en féliciter ; c'est de me dire que si vous n'étiez pas né du bon côté, vous ne penseriez peut-être pas de même ; de devoir penser, si vous êtes conservateur, que c'est vos avantages que vous souhaitez conserver et transmettre."

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