si
les normes nous permettent de penser, d'aimer, de travailler, elles
peuvent aussi nous empêcher de vivre et de respirer.
(Serge
Hefez, Le nouvel ordre sexuel)
Ce
qu'il y a de bien avec les grands écrivains, c'est qu'ils nous
instruisent, qu'ils continuent à parfaire notre éducation morale,
artistique, qu'ils ne nous laissent pas figés dans un bout de temps
immobile, arrêtés sur le bord d'un chemin qui n'aurait pas ou plus
d'issue, qu'ils nous ouvrent des brèches pour laisser notre esprit
s'élargir, qu'ils nous aident à vivre, à maintenir notre
intelligence en éveil et à continuer à grandir hors des
contraintes imposées par les normes sociales, culturelles,
religieuses. C'est vrai des philosophes (mais j'ai beaucoup de mal à
les lire), des poètes (aucun problème pour moi, mais je sais que je
suis très minoritaire, la plupart des gens n'y sont pas sensibles),
des romanciers, des écrivains de théâtre, de mémoires, de
correspondances, des teneurs de journal : ces derniers en
particulier comptent beaucoup pour moi. Je peux ainsi me sentir plus
humain quand je lis, par exemple, Rousseau (Les
confessions),
Montaigne (Les
essais), Charles Juliet (Journal)
ou André Gide (Journal).
C'est ce dernier qui accapare une grande partie de mon temps depuis
mon retour du cargo (au total plus de 2000 pages sur papier bible en
Pléiade), et je vous propose de méditer sur quelques extraits qui
me paraissent toujours pertinents, pris dans la période 1926-1938,
que je vais classer par thèmes.
Sur
le temps qui passe, la vieillesse et la mort :
"il
me paraît tout naturel de vieillir et je ne m'en sens pas plus
honteux que je ne le serai de disparaître"
(29 mai 1935) ; "Il
m'a toujours paru que la première vertu de l'homme était de savoir
affronter la mort ; et c'est une chose bien misérable que de la
voir moins redoutée par de très jeunes gens que par ceux qui
devraient être, sinon las de la vie, du moins, ayant vécu, résignés
à mourir"
(13 juillet 1930) ; "Pas
plus que de considérer la jeunesse seulement comme une promesse,
sied-il de ne voir dans la vieillesse qu'un déclin. Chaque âge est
capable d'une perfection particulière. C'est un art que de s'en
persuader, de contempler ce que les ans nous apportent plutôt que ce
dont ils nous privent, et de préférer la reconnaissance aux
regrets"
(29 janvier 1929) ; "La
constatation de la progressive déchéance de l'âge exige la
sincérité la plus difficile, peut-être, à obtenir de soi-même"
(25 novembre 1927) ; "Je
prends décidément mon parti d'aller bien. En plus de l'état où
l'on se trouve, il y a quelque assentiment que l'on y donne, qui tout
aussitôt assure cet état et l'intensifie"
(18 octobre 1938).
Sur
le paraître :
"Car
pour le très grand nombre des faux héros paraître
suffit ; passer pour courageux permet de se passer de l'être"
(feuillets 1937) ; "Oui,
le regard d'autrui nous déforme et les qualités ou les défauts
qu'il nous prête, nous les assumons en dépit de nous pour un temps"
(feuillets 1928) ; "Certains
êtres ne se maintiennent vertueux que pour ressembler à l'opinion
qu'ils savent ou espèrent que l'on a d'eux"
(9 octobre 1927).
Sur
la bourgeoisie (classe sociale dont il était issu, mais qu'il
exécrait) :
"Je
reconnais le bourgeois non point à son costume et à son niveau
social, mais au niveau de ses pensées, et, pour simplifier,
j'appellerai bourgeois
« quiconque pense bassement »"
(22 août 1937) ; "le
bourgeois (c'est-à-dire quiconque pense bassement) a la haine du
gratuit, du désintéressé, de tout ce dont il ne peut se servir. Il
ne saurait admettre l'art ou la littérature qu'utilitaires, et hait
tout ce qu'il ne peut s'élever à comprendre"
(22 août 1937) ; "Car
il ne suffit pas de dire que « le bourgeois reste toujours
intéressé » ; encore ne prête-t-il à autrui que des
opinions intéressées, semblables à celles que lui-même peut
avoir"
(feuillets, 1933) ; "la
« supériorité » due à l'argent ou à la naissance n'a
rien à voir avec la véritable valeur"
(feuillets, 1933).
Sur
l'éducation et la culture :
"il n'est de bonne
émancipation que celle que l'instruction et l'éducation
accompagnent" (4 août 1935) ; "La véritable
instruction est celle qui vous dépayse" (12 juillet 1934) ; "Ceux qui
prétendent agir d'après des règles de vie, me paraissent, si
belles que puissent être celles-ci, des idiots, ou tout au moins des
maladroits, incapables de profiter de la vie – je veux dire :
de se laisser instruire par la vie" (6 novembre 1927) ; "la culture ne s'hérite pas ; elle se conquiert et
toujours implique un effort" (4 août 1935) ; "Quant à
souhaiter une littérature pour le peuple, à son niveau actuel, à
son usage, je m'y refuse […] Ce qu'il lui faut, ce qu'il commence à
réclamer, ce ne sont pas des ersatz, c'est le
meilleur ; et
l'instruction qui le mette à même de comprendre" (4 août
1935). Entièrement d'accord, et c'est toujours ce que j'ai essayé d'appliquer dans mon travail, et aussi dans l'éducation de mes enfants (mais eux seuls peuvent le dire !).
Sur
la vérité :
"C'est aussi parce que le mensonge est
avantageux, flatteur, plaisant (tout au moins pour le plus grand
nombre), tandis que la vérité gêne et blesse toujours quelques-uns
par quelques côtés. Elle a du mal à se faire entendre parce
qu'elle fait mal à entendre. Son bienfait n'est connaissable, ou
reconnaissable, qu'après" (17 avril 1934) ; "Ce que
l'on découvre ou redécouvre soi-même ce sont des vérités
vivantes ; la tradition nous invite à n'accepter que des
cadavres de vérités" (8 février 1932).
Sur
le travail et l'exploitation de l'homme par l'homme :
"La
première condition du bonheur est que l'homme puisse trouver joie au
travail. Il n'y a vraie joie dans le repos, le loisir, que si le
travail joyeux le précède. Le travail le plus pénible peut être
accompagné de joie dès que le travailleur sait pouvoir goûter le
fruit de sa peine. La malédiction commence avec l'exploitation de ce
travail par un autrui mystérieux qui ne connaît du travailleur que
son « rendement »"
(4 août 1935) ; "Ceux
que vous maintenez courbés, permettez-leur seulement de se redresser
(mais il n'y a pas à attendre de vous que vous le leur
permettiez jamais) et alors seulement nous verrons ce qu'ils
valent" ; "l'abolition
de cette abominable formule : « Tu gagneras MON pain à la
sueur de TON front. »" ;
"Cette classe de
travailleurs, souffrante, opprimée, sur laquelle vous vous êtes
assis et avez installé votre bien-être, ne pas comprendre que c'est
vous qui l'avez fait devenir et l'avez forcée d'être ce qu'elle est
présentement, voici ce qui me paraît monstrueux. Vous l'avez
abêtie, avilie, salie, et vous avez l'audace de dire : regardez
comme ils sont peu propres !.."
((feuillets, 1933)
La
suite au prochain numéro, car on n'en a jamais fini avec Gide, que Malraux qualifiait de contemporain capital ! Hélas, je n'en vois guère un autre dans notre XXIe siècle : où sont passés les intellectuels et les penseurs ? Presque tous ne songent qu'à parader sur les estrades de la télévision, se prétendant "experts"...
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