mardi 7 février 2012

7 février 2012 : lignes de vie

Seuls, nous sommes déjà ensemble ; réunis, nous sommes encore séparés.
(Antoine Audouard, Une maison au bord du monde)


Trois ans bientôt que la mort nous a séparés, Claire et moi. Trois ans pourtant qu’elle m’accompagne encore et toujours. Trois ans que mes lectures me ramènent à elle très souvent ; je ne le fais pas exprès pourtant, mais je tombe tout le temps sur des livres qui me parlent d’elle, de notre vie, de nos dernières années et de nos derniers mois ensemble. Et encore, voici ce livre, je ne sais pas si c’est un livre exceptionnel – et d’une certaine manière je m’en contrefiche – mais c’est un livre de vie, un livre de témoignage sur ce que peut être l’accompagnement en fin de vie, de ce que peut être la mort dans la vie, quand on accepte qu’elle en fasse partie : Une maison au bord du monde d’Antoine Audouard. Je n’avais rien lu de cet auteur, mais il y a tant d’écrivains... On peut me le pardonner. Et puis chaque lecture, je le remarque de plus en plus, vient à son heure, quand on est vraiment disposé à la recevoir, à s’en nourrir, c’est du moins le cas des littératures réellement nourrissantes.

L’auteur a passé six mois à La Maison, située à Gardanne, lieu de vie destiné aux personnes dont l’hôpital ne veut plus (ou traite mal) : les séropositifs VIH lourdement atteints, les cancéreux désespérés, les sclérosés en plaque et autres malades qui n’ont plus que quelques semaines ou même quelques jours à vivre, et qui sont reçus dans un beau cadre : petite maison pimpante (pas de cette blancheur mortuaire des hôpitaux) de douze chambres, avec salon, salle à manger, salle d’activité, parc, et tout un personnel d’accompagnants, triés sur le volet, qui ont choisi ce type de service à la personne : aides-soignants, infirmiers et médecins, mais aussi psychologue, ostéopathe, kiné, cuisiniers, agents de service et un réseau de bénévoles exceptionnel. De vrais volontaires.

 



Chacun ici « travaille » sans compter ses heures, son temps, sa patience, son amour : "Ces matins-là, on a l’impression que l’air est fait d’un verre très fin, que tout peut se briser sur un geste brusque, une parole malheureuse. On est tout au bord du silence". Car c’est en effet très dur, chaque patient est une personne, et il faut s’habituer à les voir "partir". L’atmosphère est si excellente que les familles sont là, présentes aussi, et n’abandonnent pas leurs agonisants : "La veille du départ de Philippe, Sabine vient avec leurs enfants et la petite fille vient embrasser son père : « Papa, tu peux y aller maintenant, nous on te fait confiance. » Et Philippe meurt dans la nuit". Oh, que j’aimerais que mes enfants me disent une telle parole lorsque je m’apprêterai moi aussi à partir...

On sait ici la valeur d’une vie, d’un mot : "Sa phrase, il ne l’a pas lancée en l’air. Elle ne lui a pas vraiment permis de « recommencer sa vie », comme il en avait le projet, parce que la vie ne peut pas être une ardoise qu’on efface". Et je repense ici à mes amis qui me demandaient et qui me disent encore parfois : « Mais tu vas refaire ta vie ! » Je n’ai pas envie d’effacer mon ardoise, et mes phrases, qui valent ce qu’elles valent, je ne veux pas les jeter en l’air non plus.

Le personnel sait aussi ici, dans cette maison, la valeur de "chaque mot, chaque geste, chaque regard [qui] doit être empreint d’une délicatesse infinie. Tout peut blesser : on porte des éclats de verre au bord des lèvres, au bout des doigts". Le sait-on assez, nous autres, quand on parle à nos proches, quand on les maltraite parfois, quand on se montre dur et blessant, quand on ne les touche plus (je pense aux vieux), quand on ne les regarde plus (cf le livre de Pierre Pachet, Sans amour, dont j’ai récemment parlé), à quel point on peut aller dans l’inhumanité ?

Et puis, ici, on est confronté quotidiennement à la mort et "il y a autant de souffrance à voir une agonie qui n’en finit pas qu’à vivre un décès dont la soudaineté même fait violence". L’auteur s’interroge sur l’euthanasie, que la Maison s’interdit absolument : "Peut-on souhaiter la mort de quelqu’un qui s’accroche à la vie avec tant de force ? Peut-on souhaiter le prolongement d’une vie si difficile et dont l’issue est si terrible ? Peu importe au fond. Il n’y a rien à souhaiter, ici encore il faut suspendre, faire les gestes justes un par un, jour après jour". Oui, tout est une affaire de doigté, dans une quotidienneté "suspendue au-dessus du vide", parce qu’il faut suivre le patient "jusqu’au bout et au-delà", et cependant "rester en vie, ne pas exploser de souffrance". J’ai connu tout ça pendant les quelques mois de l’agonie de Claire, je l’ai retrouvé ici retracé avec des mots d’une grande dignité, sans effets littéraires inutiles, dans la simplicité qu’il faut accorder à la vie – et à la mort.

J’ai beaucoup aimé cette phrase qui se rapporte à une des aides-soignantes : "Il y a de la lumière dans les yeux de Florence, la lumière de ce qui vit et non de ce qui est mort, la lumière d’une présence". Oui, la présence qui est aussi lumière, dans un monde où l’égoïsme (obscurité) est devenu forcené, où l’on ne sait plus ce qu’est "le bonheur d’une relation, d’une confiance". Et où il est si difficile de trouver, surtout quand on est malade, le sens d’une vraie relation. J’entends bien que certains malades sont catalogués comme impossibles, qu’ils peuvent faire et font du chantage à l’affectif, ou qu’ils sont dans une souffrance telle qu’ils ne peuvent plus se sentir "bien avec « les autres »" ; mais dans cette maison-ci, ils peuvent rencontrer l’autre, l’unique, (qui peut être toi ou moi, d’ailleurs, quand on est placé dans une telle situation), alors que "c’est difficile de vivre sans, c’est unique de le rencontrer, de pouvoir le dire et se l’entendre dire". Pourquoi donc avons-nous "cette réserve qui, si souvent, nous retient dans la rencontre avec les autres" ?

Ce livre de vie nous invite aussi à "ne pas s’attarder sur ce qui a été vécu pour l’évoquer indéfiniment, le retourner en son cœur et l’encombrer de « Tu te souviens ? » Vivre : regarder devant – vivre – être en mouvement".

Restons en mouvement...

1 commentaire:

Marie/Paofaia a dit…

Rester en mouvement sans oublier, parce que cela fait partie de nous..
On ne "refait" rien. On continue, et on est enrichi- ou non pour certains- de ce qu'ils nous ont apporté.
La vie n'est pas triste, elle est tragique, à nous de rendre le plus gai possibles le moment où elle existe.
J'appelle bonheur le moment où la joie est possible.. Il n'en manque pas, des moments, ne serait-ce que par comparaison avec certains destins. Il suffit d'ouvrir les yeux:)