dimanche 9 janvier 2011

9 janvier 2011 : "Ce qu'aimer veut dire"



30 juillet 1962 : Même si on n'est pas amoureux, parfois, au beau milieu de la solitude, ou d'un abandon lugubre, surgissent des désirs que les autres ont aussi : une main sur l'épaule, des paroles affectueuses...Tu ne fais de mal à personne avec ces désirs. En fait, ils ne demandent aucun réel effort à la personne qui pourrait (et devrait) les exaucer.
(Alejandra Pizarnik, Journaux, 1959-1971)


Il est rare que j'achète un livre avant même d'en avoir entendu parler à la radio, dans la presse ou par des amis, c'est pourtant ce qui vient de se passer avec Ce qu'aimer veut dire de Mathieu Lindon (Pol éd.), dont le titre, d'abord, m'a attiré : n'est-ce pas la grande interrogation de la vie de chacun ? Je l'ai soupesé, feuilleté, vu qu'il parlait aussi bien d'amour que d'amitié, de paternité et de filiation, et surtout des rencontres qui bouleversent la vie : "Rencontrer quelqu'un est toujours un événement de la vie et, à moi, ce fut longtemps si difficile qu'une telle chance me semble presque une aventure mythique". Ce n'est donc pas un roman, ni une autobiographie à proprement parler, mais un récit d'apprentissage en quelque sorte, où l'auteur raconte comment il est passé de la famille à l'autonomie (n'est-ce pas aussi une autre grande interrogation de notre vie : comment être autonome, comment quitter ses parents sans dommages ?) grâce à l'amitié exceptionnelle (et réciproque) que lui voua Michel Foucault. Ce dernier avait l'âge de son père, ce qui aurait pu être rédhibitoire. Et le père est ici une figure tutélaire, Jérôme Lindon, le grand éditeur, le grand patron des éditions de Minuit, celui qui a une très haute conception de la littérature, l'ami de Robbe-Grillet et de Samuel Beckett, un père pour tout dire écrasant et qui en avait conscience : "J'espère seulement que j'aurai le sentiment, le moment venu, de ne t'avoir causé aucun tort grave, ce qui me donnera le droit de te demander, en t'embrassant, de m'oublier" (lui écrit-il dans sa lettre posthume), et devant qui Mathieu se sentait tout petit, lui qui dès son jeune âge a côtoyé ces grands noms de la littérature contemporaine, commensaux de la maison familiale.
Mathieu rend donc ici hommage à Michel Foucault, aux autres amis, parmi lesquels se distingue Hervé Guibert, et à son père. "Pour qui a été élevé dans les normes familiales, manquera toujours de ne pas avoir rencontré ses parents ni été rencontré par eux. Il n'y a pas eu coup de foudre naturel, objectif, ni libre apprentissage de l'autre", écrit-il à propos de la famille et de son père. Peut-on dire qu'ici il a réussi magistralement à recréer, à retardement, puisque son père est mort, cet apprentissage de l'autre, dont Michel Foucault, l'ami, lui avait donné les pistes : "ce qu'on ne supporte pas chez un père, c'est ce qu'il vous a légué". Car ce grand solitaire ("Pour mon bonheur et mon malheur, j'adore lire, la solitude m'est une amie qui me délivre de la peine d'en chercher d'autres") a eu beaucoup de difficulté à se libérer des "malheurs uniquement créés par les conventions", et d'accepter "les joies dont on estime vital de se priver". Sa première petite amie, Virginie, très libre, lui fit connaître ses amants bisexuels et sans doute comprendre que l'hétérosexualité n'était pas pour lui.
Michel Foucault lui prête son appartement de la rue de Vaugirard (appartement qui devient d'une certaine façon un des personnages du livre) quand il part en tournée de conférences aux États-unis, et c'est un émerveillement pour ces jeunes gens de vivre dans un tel lieu, de bénéficier de la bibliothèque du grand homme. C'est aussi Michel Foucault qui lui fait conscience de vivre comme sujet ("l'amour qu'un père fait peser sur son fils, le fils doit attendre que quelqu'un ait le pouvoir de le lui montrer autrement pour qu'il puisse enfin saisir en quoi il consistait"), en affirmant sa sexualité, mais aussi en prenant une part de "responsabilité de bonté" : y a-t-il plus grande bonté que de prêter son appartement, d'y recevoir des jeunes ? Bien sûr, il s'y passe des choses, on s'y drogue beaucoup, mais au fond c'est comme un rêve où l'on vit vraiment. Et c'est un formidable hommage à la littérature, à ce qui relie : "C'était comme si les choses fausses contaminaient les choses vraies, que la littérature s'appropriait une vérité qui n'en était donc plus une, qui devenait fictive pour n'être demeurée que réelle". L'appartement est un des lieux clos, de ces cocons où Mathieu se sent bien, comme dans les livres : "Les livres me protègent. Je peux toujours m'y recroqueviller, bien à l'abri, comme s'ils instauraient un autre univers, entièrement coupé du monde réel".
En lisant l'Américaine Willa Cather, il découvre que cet auteur a connu Caroline, la nièce de Flaubert, qu'il a en quelque sorte élevée, et il voit très bien la ressemblance entre les rapports qu'il entretient avec Michel Foucault. Quand ce dernier meurt, du sida, dans cette époque meurtrière, Mathieu n'est pas anéanti, car ça lui apprend encore autre chose : "évidemment que jamais je ne l'oublierai, lui qui m'a même appris la mort, le deuil irrémédiable, qui me l'a enseigné sans le vouloir". Oui, les gens qui meurent, parce qu'on les aime, nous apprennent la mort, et il peut ensuite rendre aussi hommage à son père mort : "J'ai toujours su que ce qu'il y avait de moins mauvais en moi, je le devais à ceux qui m'avaient élevé, instruit, à ceux que j'avais eu la chance de rencontrer ensuite". Gide écrivait dans son Journal le 21 août 1888 : "Un ami, un ami ; mon cœur a besoin de répandre son affection qui l'oppresse". Mathieu Lindon a eu la chance de rencontrer des amis exceptionnels. Mais est-ce un hasard ? La chance, on la fabrique aussi, elle ne vient pas toute seule. Il a pu mener sa vie privée comme il l'entendait, toujours sous le signe de l'amour. "J'ai toujours eu une vie secrète, et c'est toujours celle qui était la vraie", nous dit Imre Kertész dans son Journal de galère. Et sa vraie vie, que Mathieu nous livre ici, avec discrétion, n'a pas à être tenue secrète. Il a connu "le pain blanc des corps / doré par l'amitié salubre" que Michel Leiris évoque dans son recueil de poèmes Autres lancers. Il a pu dire à tous ces amis, comme Mahmoud Darwich : "Viens que nous partagions la lumière dans la force de l'ombre". Et je suis sûr qu'il a confirmé par sa vie le mot de Henry Bauchau dans Les Années difficiles, Journal, 1972-1983 : "L'amour qui me manque est celui que je donne pas". Aussi peut-il dire, maintenant que plus de vingt ont passé depuis la mort de Foucault et dix depuis la mort de son père : "Il faut du temps pour comprendre ce qu'aimer veut dire".
Il faudrait dire un mot de l'écriture, des phrases dont on ne sait pas comment elles vont finir, mais qui expriment l'élégance des sentiments, une écriture qui oscille sans cesse entre deux pôles que sont la rue de Vaugirard et la famille de l'auteur. Un ton toujours juste pour exprimer l'amour, au sens noble du terme, qui peut attacher un homme à d'autres hommes (les amis, le père). J'ai rarement lu un livre venant de sortir avec autant d'intérêt !


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