mercredi 12 janvier 2011

12 janvier 2011 : Une nuit



Mars 1991 : Les "rationalistes", c'est-à-dire les fuyards optimistes (ils fuient la plénitude de la vie, l'absurde et la foi)...
(Imre Kértesz, Journal de galère)


Nous avons tous connu, en tout cas, j'espère que vous avez connu également, comme moi, des nuits extraordinaires : nuits d'amour, sans doute, mais aussi nuits de mystère, nuits de solitude, nuits insolites où l'on dort dehors volontairement ou non (ainsi cette nuit d'étudiant où j'avais oublié ma clé, et ne pouvant renter chez moi, avais erré dans la nuit de la ville, me couchant sur un banc public)... La nuit nous révèle à nous-mêmes : "Mes yeux s'ouvrent. Ils m'obligent à les suivre dans des altitudes d'ombre, de silence, de vent et de froid", comme dit si bien Alejandra Pizarnik dans son Journal.
Le 24 décembre 2010 fut une nuit de Noël à tous égards parmi les plus étonnantes qu'il m'ait été donné de vivre. Nous étions, Lucile, Anne-Marie, Josué et moi, dans le désert du sud marocain, au bout de la vallée de l'Oued Drâa que nous avions atteint dans l'après-midi, à dos de dromadaire (une épreuve !). Et nous y étions seuls, avec notre accompagnateur, Hassan, et les trois nomades du bivouac, le responsable du campement, Mohammed, le chamelier (son frère) et son aide (un neveu, on travaille toujours en famille, dans ces régions).
Nous avions d'abord observé le soleil se coucher sur les dunes qui peu à peu se couvrirent d'ombre. Puis, après le repas pris sous la grande tente, nos trois nomades ont pris leurs instruments de percussion (très élémentaires, fabriqués par eux-mêmes, ici, rien ne se perd, sauf peut-être les sacs en plastique que nous avions vus épars à profusion sur les bords de la route) et se sont mis à chanter. Comme le notait André Gide dans son Journal, "je songe à l'essor des nomades ; ah ! pouvoir à la fois demeurer ici, fuir ailleurs !" Le chant peu à peu prenait son essor, ailé, léger, tendu, et nous entraînait vers un ailleurs où l'on avait l'impression de s'inventer dans la nuit, sans la pesanteur de la lourde parole, loin de cette "pseudo-activité, tuer le temps, trouver son bonheur, amasser de l'argent", que fustige à juste titre le prix Nobel hongrois Imre Kértesz, non, on était loin de tout ça. Et même si on ne comprenait pas les paroles, je me disais en écoutant ces hommes que le vers de Victor Hugo pouvait bien s'appliquer à chacun d'entre eux : "Cet homme marchait pur loin des sentiers obliques" (Booz endormi).
Nous sortîmes ensuite pour observer les étoiles. La nuit très noire recouvrait les dunes ; on ne faisait que les deviner dans l'absence de lumière, ce qui me donnait l'impression qu'elles dormaient dans l'attente d'un miracle. Pas de lune encore, Josué grâce à son i-phone nous indiquait les principales constellations, et malgré le froid assez vif, j'ai eu l'impression de ressentir de la chaleur aussi bien que de la clarté en moi. Et je m'attends au miracle, à cette naissance merveilleuse, après tout, on a bien le droit de croire au moins une fois par an, "dans le rêve et l'extase, / Tournant vers Dieu ses yeux par le sommeil noyés" (toujours Victor Hugo, même poème), le cœur plein à ras-bord dans la plénitude de l'âme. Nous avons attendu jusqu'au lever de la lune pour voir se dégager un peu les contours de l'horizon et des dunes noyées elles aussi dans leur sommeil. Puis l'on est parti se coucher.
Vers trois heures du matin, je me lève ; oh ! pour une occupation bien terre-à-terre, une envie de pisser tout ce qu'il y a de plus prosaïque. Je sors de la tente et je suis saisi par la beauté de la nuit. La lune est bien montée maintenant et donne une impression étrange au paysage. Un peu comme si ce qu'on avait vu la veille en positif, sous le soleil, était maintenant en négatif. Je sens mon cœur fondre, j'ai envie d'avancer, de chanter, si je rencontrais un être humain, j'aurais envie de l'embrasser avec ardeur. Je m'avance dans la nuit, en chaussettes (je n'ai pas allumé ma petite loupiote pour ne pas réveiller Lucile et n'ai pas enfilé mes gros croquenots), le sable sous mes pieds est d'une douceur magique, je le caresse de mes pieds, je le sens craquer et se dilater, je suis ivre d'une joie inconnue, nouvelle, celle de ce Noël magique sans doute. Mes yeux s'enflamment, ma vue s'élargit, je me sens de force à devenir un éclaireur. J'ai lu chez Maxime Gorki dans son superbe livre, Une confession : "Si nous sommes borgnes et aveugles, mon ami, c'est parce que nous regardons les autres en y cherchant les côtés sombres : nous éteignons notre propre lumière dans les ténèbres des autres. Alors que si tu éclaires de ta lumière l'obscurité d'autrui, tout te sera agréable. L'homme ne voit le bien chez personne d'autre que chez lui, et c'est pourquoi le monde entier n'est pour lui qu'un triste désert." Eh bien, en ce moment, je vois clair, et le désert n'est pas triste du tout !
Et le Booz endormi de Victor Hugo me revient en mémoire, la fin du poème surtout, avec ces vers que nous avions appris par cœur, Claire et moi :

"Un frais parfum sortait des touffes d'asphodèle ;
Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

L'ombre était nuptiale, auguste et solennelle ;
Les anges y volaient sans doute obscurément,
Car on voyait passer dans la nuit, par moment,
Quelque chose de bleu qui paraissait une aile. [...]

Les astres émaillaient le ciel profond et sombre ;
Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre
Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,

Immobile, ouvrant l'œil à moitié sous ses voiles,
Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été,
Avait, en s'en allant, négligemment jeté
Cette faucille d'or dans le champ des étoiles."

Voilà, j'étais comme Ruth. Et je voyais le temps passer, quand rien ne se passe justement, comme un temps mort et un temps pourtant vivant. Et je pensais à la folie des hommes, aux mots de Jacques Derrida : "jamais autant d'hommes, de femmes et d'enfants n'ont été asservis, affamés ou exterminés sur la terre" (Spectres de Marx), à l'absurdité de la société de consommation, dont le pire culmine à Noël, et là, c'est des vers de Michel Leiris qui me revenaient : "Les plaisirs vrais ou faux dormaient dans les boutiques / et tous les cœurs étaient fermés". Ici, dans la solitude désolée du désert, loin de toute tentation consumériste, l'âme humaine s'ouvre, se réveille (l'âme, c'est-à-dire selon Hervé Guibert, dans Le Mausolée des amants : journal, 1976-1991, "le cœur, le réceptacle des passions et des mélancolies, le noyau de l'être, la plaque incandescente à partir de laquelle tout se réverbère, la petitesse et la grandeur, la physionomie, le génie"), défripée par ce plongeon dans un isolement et un silence grandioses. Je continue quelques pas, je m'éloigne un peu du campement, j'entends un cri d'oiseau, au loin un dromadaire qui blatère. Et cette sensation pourtant de n'être pas seul !

Je songe à la vieillesse aussi ; celle qui m'attend, car le temps passe, je suis, comme disent les Arabes, devenu un "chibani" (= cheveux blancs). Cette chance que j'ai eue de venir jusqu'ici, de profiter de ce temps, de cette retraite : ainsi que l'a écrit Borges, ce "pourrait être le temps de notre bonheur, la bête est morte ou presque, restent l'homme et l'âme", oui, je le ressens bien. Je n'ai peut-être pas les mots pour exprimer cette extase, j'embrasse le panorama avec intensité ; pour un peu, comme le Robinson de Michel Tournier, je me dénuderai et me coucherai sur ce sable pour lui faire l'amour. Je sens vibrer en moi tout ce que j'ai appris pendant ma vie, somme toute assez longue, et je me laisserais volontiers engloutir dans l'infini. "Une immense bonté tombait du firmament", comme écrit Victor Hugo.
Je suis retourné me coucher, un peu saoul de nuit, puis à 6 h 45 j'ai réveillé Lucile pour qu'on assiste au lever de soleil, encore un spectacle inoubliable. Je suis toujours sous le coup de ma petite escapade nocturne. Nous essayons de monter sur la dune la plus haute à proximité de notre campement. Ce ne sont que de petites dunes. C'est dans la journée que nous partirons en exploration vers les grandes dunes de Chigaga. Nous y observons sur le sable des traces d'oiseau et de petits rongeurs, toute une vie nocturne. Et puis le soleil, orange, se lève et colore les dunes sous un angle inédit : c'est Noël ! Nous sommes dans l'enthousiasme, nous sommes légers, nous voguons dans l'espace, nous nous taisons...
"Il cherchait une âme qui méritât de participer à l‘univers", a écrit Jorge Luis Borges, dans Fictions. Eh bien, cette nuit, j'ai senti que je méritais de vivre.

1 commentaire:

Lucile a dit…

Pour moi aussi ca a été une nuit magique, c'était vraiment un superbe noël papa...