lundi 8 novembre 2010

9 novembre 2010 : Brièveté, simplicité



Les gens heureux meurent d'ennui...
et que le diable les emporte !
(Jean Cocteau, Lis ton journal, in Théâtre de poche)

Il y a des livres lourds (les grands romans de Tolstoï et Dostoïevski, la somme de Proust par exemple) et puis des livres brefs, légers comme des bulles de Champagne, ce qui n'exclut pas pour autant leur gravité. On ne peut pas tout lire : Alejandra Pizarnik note dans son journal : « Je dois arrêter de lire les auteurs dont je peux me passer, ceux qui pour le moment ne m'aident pas » (17 février 1959). J'ajouterais qu'aujourd'hui, où mon temps est compté, il y a sans doute des tas de livres dont je peux me passer et que comme Alejandra, j'ai surtout besoin des livres qui m'aident à vivre, à m'élever, à progresser dans ma propre écriture, à accepter mon vieillissement. Je viens d'en lire deux conseillés par un ami. Ce sont des livres qui aident...
Mon vieux et moi du Québécois Pierre Gagnon (éd. Autrement, 9 €) est une des surprises de la rentrée littéraire. Le narrateur avait l'habitude de rendre visite à une vieille tante en maison de retraite, où il fait la connaissance de Léo, un des vieux, âgé de 99 ans, toujours joyeux. Sa tante morte, il s'aperçoit que Léo lui manque. Il décide de l'adopter. « Qu’est-ce qui me prend d’aimer les vieux ? » se demande-t-il. D'autant plus qu'il sait très bien que « les vieux oublient, s'étouffent, font répéter, voient trouble, tombent, n'en veulent plus, en veulent encore, ne dorment plus la nuit, dorment trop le jour, font des miettes, oublient de prendre leurs médicaments, nous engueulent tant qu'on serait tenté de les engueuler à notre tour, pètent sans le savoir, répondent quand on n'a rien demandé, demandent sans attendre de réponse, échappent puis répandent, ont mal, rient de moins en moins, gênent le passage, s'emmerdent, souhaitent mourir et n'y parviennent pas... » Mais pourquoi pas ? Il est seul, sans parents ni enfants, Léo aussi, et pourquoi ne pas unir ces deux solitudes ? Tous deux ont besoin d'amitié et peut-être de trouver un sens à leur vie, la retraite inutile pour le narrateur, la très grande vieillesse pour Léo. De plus, Léo parle peu ; le narrateur apprécie : « À ne dire que l'essentiel, l'homme est moins porté à mentir. »
Il faut faire des aménagements à la maison, exigés par l'administration et les services sociaux, bien sûr. Et la cohabitation s'organise, l'amitié se renforce. Mais voilà, peu à peu, la santé de Léo se dégrade, physiquement et mentalement : mais « à travers ses égarements se glissent des instants de grande lucidité, des moments de grâce. » Et Léo se rend compte de ce qui se passe : « — Je veux que ce soit comme avant, ne cesse-t-il de répéter. » Ce qui entraîne le narrateur à réfléchir : « Cette récrimination contient, à elle seule, toute la tragédie de celui qui se voit arracher à un monde qu'il aimait. La maladie nous traîne de force vers une destination que nous avons toujours évitée. » Et peu à peu, Léo s'éteint : « Certains jours, en après-midi, il n’a envie de rien. Il s’installe alors au salon pour ne plus bouger. Il peut y demeurer pendant des heures. Je glisse un oreiller derrière son dos pour l’aider à tenir. Il attend quelqu’un… Plus tard, devant l’évidence que personne ne viendra, il se remet en route pour sa chambre ou la salle de bains. Voilà, c’est tout. Ça s’appelle vieillir. Jamais on ne raconte ces choses-là, bien sûr. Ça n’intéresse personne. » Et le narrateur, conscient qu'il ne peut pas aller jusqu'au bout, ramène Léo, devenu trop dépendant, à sa maison de retraite : « Je ne connais presque rien de Léo et j'ai réussi à l'aimer. Je suis fier de moi. Bientôt, il me faudra le rendre. Il me semble que l'on ne fait que ça de notre vivant, abandonner ceux qu'on aime. »
Voilà, Mon vieux et moi est un livre d'une simplicité évangélique. Sans grandiloquence, il dit l'essentiel : « sans grands discours, par des gestes et de simples intentions, cet homme m'enseigne comment vivre harmonieusement. » Ce n'est pas rien, vivre ensemble, ce n'est pas rien, la tendresse, ce n'est pas rien, les petits riens de la vie quotidienne. Même si ça débouche en fin de compte sur l'impuissance et la dépendance. Pas un grand livre, mais un beau livre, concret, touchant, sensible, humain. À conseiller à tous ceux qui ont peur de la vieillesse, pour qui le mot vieux est devenu un gros mot qu'ils n'emploient jamais.
Et puis j'ai lu Neige, de Maxence Fermine (Points Seuil, 4,50 €). Nous sommes vers la fin du XIXème siècle, au Japon. Le jeune Yuko veut devenir poète : « La poésie n'est pas un métier. C'est un passe-temps. Un poème, c'est une eau qui s'écoule. Comme cette rivière », lui dit son père. Ce à quoi il répond : « C'est ce que je veux faire. Je veux apprendre à regarder passer le temps. » Dans la famille, on était prêtre, comme son père ou samouraï. Le père s'incline, et Yuko compose ses haïkus, pendant l'hiver, un par jour tant qu'il y a de la neige. Le blanc l'inspire par-dessus tout. Mais il a conscience d'avoir besoin d'apprendre, surtout après la visite d'un poète officiel de la Cour qui s'entiche de ses haïkus. Yuko va donc trouver un vieux sage, peintre et poète, l'aveugle Soseki, qui habite au sud, à de longues journées de marche. En chemin, dans la montagne glacée, il découvre une femme très belle encastrée dans un cercueil de glacier translucide. Il se lie d'amitié avec le vieil homme, amitié silencieuse, respectueuse, dans laquelle l'image de la femme ensevelie dans les glaces (dont l'histoire, très belle, est relatée dans la partie centrale) joue un grand rôle.
Neige est un roman extraordinairement simple, composé de chapitres très courts, de une à deux pages, comme des concentrés de discours, à l'instar des haïkus. L'écriture est presque blanche, dépouillée. On suit avec attention les aventures du jeune poète, avide d'améliorer son art et qui apprend que : « En vérité, le poète, le vrai poète, possède l’art du funambule. Écrire, c’est avancer mot à mot sur un fil de beauté, le fil d’un poème, d’une œuvre, d’une histoire couchée sur un papier de soie. Écrire, c’est avancer pas à pas, page après page, sur le chemin du livre. Le plus difficile, ce n’est pas de s’élever du sol et de tenir en équilibre, aidé du balancier de sa plume, sur le fil du langage. Ce n’est pas non plus d’aller tout droit, en une ligne continue parfois entrecoupée de vertiges aussi furtifs que la chute d’une virgule, ou que l’obstacle d’un point. Non, le plus difficile, pour le poète, c’est de rester continuellement sur ce fil qu’est l’écriture, de vivre chaque heure de sa vie à hauteur du rêve, de ne jamais redescendre, ne serait-ce qu’un instant, de la corde de son imaginaire. En vérité, le plus difficile, c’est de devenir un funambule du verbe. » Tout autant qu'il est avide d'amour : « Car l'amour est bien le plus difficile des arts. Et écrire, danser, composer, peindre, c'est la même chose qu'aimer. »
Un roman donc sur la création, sur l'amour, sur la vieillesse aussi bien que sur la jeunesse, et sur l'art de la vie : « Il y a deux sortes de gens. Il y a ceux qui vivent, jouent et meurent. Et il y a ceux qui ne font jamais rien d'autre que se tenir en équilibre sur l'arête de la vie. Il y a les acteurs. Et il y a les funambules. » Et vous, êtes-vous des funambules, tenez-vous bien en équilibre, regardez-vous passer le temps ?

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