vendredi 12 novembre 2010

12 novembre 2010 : L'Amour



Je comprends que, pour quelqu'un, aujourd'hui, je suis la personne la plus importante sur terre.
(Jean-Philippe Blondel, Blog)

Comment parler d’amour ?
Rien n’est sans doute plus difficile , car encore faudrait-il s’entendre sur ce mot, tellement galvaudé aujourd’hui, où ce mot est employé sans discernement !
S’agit-il de sentiment, de passion, de sexualité ? Un peu des trois, sans doute, mais je parlerai ici principalement du sentiment, parce que lui seul finalement compte dans notre vie. Et surtout parce que ce sentiment se porte sur différents objets (pas seulement sur les humains), et que c’est sans doute le premier que l’on connaît, bébé.
On est aimé d’abord – tout au moins quand on a été attendu, désiré, ce qui est loin d'être toujours le cas : oh : l'horreur de s'entendre dire « toi, tu es un accident ! », entendais-je ces jours-ci à la radio – par sa mère, par son père, par tous ceux qui se penchent sur le berceau. Par tant d’autres personnes ensuite... En retour, souvent, on aime. En tout cas, on peut aimer. Étais-je, moi-même, un enfant aimable ? Je ne sais plus. En tout cas, j’ai terriblement aimé ma mère, ma grand-mère, tandis que mon père m’a toujours fait peur, sans doute à cause des conflits culinaires et du fait qu’il m’obligeait à rester à table tant que mon assiette n’était pas finie (j'ai failli en être dégoûté à vie du plaisir de passer à table et de l'amour de manger) ! L’amour filial finalement tient à très peu de choses. Plus tard, j’ai vraiment aimé mon institutrice d’école maternelle, jusqu'à prendre le son de sa voix, à perdre toute identité vocalique landaise, et à apprendre à lire très vite, sans doute pour lui faire plaisir.
J’ai aimé des professeurs aussi, surtout dans mes matières préférées, histoire (M Drouin en seconde) et français (M. Dubois en seconde également, qui m’a fait découvrir la poésie hors programme, Apollinaire en particulier). C'est très curieux comme cette année de seconde, sans examen en vue, sans objectif pré-déterminé, m'a plu, en dépit de la physique, que nous débutions, et qui, là, m'a rebuté définitivement dès le premier cours. Et j’ai donc aimé certaines matières d’enseignement, puis les livres qui allaient avec : livres d’histoire, atlas, livres de français, puis littérature : poésie, théâtre, roman. Je devais sans doute être un des rares élèves à adorer les pièces de théâtre classiques au point de lire celles de Molière, Corneille et Racine qui n'étaient pas à notre programme, puisque nous n'en étudions qu'une seule de chacun de ces auteurs chaque année.
J’ai aimé profondément quelques camarades d'étude, souvent parce qu’ils m’ont fait aimer autre chose : Alain P., qui m'a pratiquement appris à aimer la lecture, et grâce à qui j’ai découvert Jules Verne, Alexandre Dumas, Robert-Louis Stevenson et autres romanciers d’aventure – et comme nous avions besoin de nous évader de cet univers quasi carcéral qu'étaient les internats des lycées de l'époque ! – puis qui m’a entraîné à la Bibliothèque municipale de Mont de Marsan, véritable caverne d’Ali Baba, regorgeant de trésors pour l’affamé de lecture que je suis rapidement devenu... Plus tard, à l’Université, Bernard H. m’a fait découvrir la montagne, lors d’une expédition homérique dans les Pyrénées, où nous avons campé au mois de mai à 2000 mètres d’altitude et observé des traces d’ours dans la neige. A l’école de bibliothécaires, Patrice C. m’a initié à la science-fiction moderne, moi qui ne connaissais jusque-là lu que les romans de Verne et Wells, Monique R. m’a fait découvrir Télérama, qui m’a ouvert sur le monde de la culture branchée... Je pourrai chanter comme François Villon : Que sont mes amis devenus […] Ce sont amis que vent emporte...
J’ai finalement beaucoup pratiqué l’amitié, qui n’est qu’une autre forme de l’amour – peut-être la plus pure – et même si j'en ai perdu de vue une bonne partie (Monique R. est même morte, j’ai pleuré au bureau quand un coup de téléphone de son père me l’a appris, Sylvie A. aussi est morte brusquement, toutes deux à cinquante ans à peine), ils sont tous restés dans mon cœur. Et aujourd'hui que mon cercle d'amis s'est considérablement élargi, que la retraite me permet de me déplacer aisément, j'ai retrouvé quelques-uns des anciens : l'un d'entre eux, pas vu pendant vingt-deux ans, ne m'avait-il pas écrit quand je lui ai annoncé ma venue : « je croyais que nos routes ne se croiseraient plus jamais. »
C’est la même chose avec les écrivains, les cinéastes, les artistes que l’on aime, et leurs œuvres aussi... Même si je ne les connais pas physiquement, et d’ailleurs beaucoup d’entre eux parmi mes préférés sont morts (Montaigne, Rousseau, Dostoïevski, Giono, etc.), ils sont avec moi, ils sont en moi, ils sont moi, et leurs œuvres me paraissent vivantes quand je les lis, nourriture spirituelle quasi divine (« N'ayez cure / des murmures / malicieux », chantait Brassens à l'adresse de Dieu, et je me mets sous son patronage) ; ou pour les contemporains, les vivants, si je les connais, quand je les vois, je me livre à eux comme à des amis – n'est-ce pas, Georges, Odile, Claude, Michel, Jean-Claude, Marius, Marc ? – avec cet avantage qu’avec eux, contrairement aux amis ordinaires, on est rarement déçus – je crois que ça arrive pourtant, si j'en juge par les nombreuses inimitiés entre écrivains – et on ne se dispute guère.
On peut aimer aussi des pays, simplement parce qu’on y a des amis (pour moi la Pologne, l’Écosse, le Québec) ou parce qu’on en apprécie singulièrement des écrivains ou des cinéastes (le Japon, l’Iran, le Brésil, les pays nordiques, entre autres), ou parce qu'une visite s'est transformée en amour : le Maroc ainsi récemment.
Et bien sûr, on peut aimer des objets matériels : le vélo, par exemple. Curieusement, j’ai appris assez tard à faire du vélo (je devais avoir dix ans et lors de mes premiers essais, en fonçant dans un portail que je n'ai pu éviter, j'ai perdu une de mes dernières dents de lait), mais après, quel plaisir cet instrument de déplacement m'a apporté. Un vélo neuf fut mon premier achat, dès que j’eus réalisé mes premières économies. Il me donna mes vacances les plus merveilleuses, celles de 1973, où je fis 1500 km de Grenoble à Angers, gravissant assez inconsciemment, car sans aucune préparation, des cols alpins (Lautaret, Allos, à plus de 2000 m, avec l’extraordinaire descente de plus de 20 km) ou du Massif central (Meyrand) et faisant de belles rencontres en auberge de jeunesse, qui auraient pu déboucher sur des amitiés, mais après tout, les rencontres fugaces ont aussi leur charme... Mais aussi celles que nous fîmes, Claire et moi, deux années de suite, en 1980 et 1981, vingt jours à vélo, ensemble, sur les petites routes du Massif central, de Provence (avec ce stage fabuleux sur les Mille et une nuits à l'abbaye de Sénanque, pendant lequel Mathieu fut conçu, probable que ça nous avait décoincés) et du Languedoc.
J’ai aimé passionnément le cinéma, sans doute parce que j’ai besoin de m’enrichir de la vie des autres et de m’oublier un peu, et vous savez que je l’aime toujours aussi intensément. J’aime aussi beaucoup le théâtre et encore plus maintenant que j’en fais, en amateur certes, mais justement amateur ne vient-il pas de aimer ! Je l’aime d’autant plus que j’en ai été privé jeune : au fond, je n’ai commencé à y aller que quand j’ai pu gagner ma vie, le théâtre était à l ‘époque nettement plus cher que le cinéma ; ce n’est plus le cas, heureusement, et on peut y aller de temps en temps avec les formules d’abonnement, ou bien dans les maisons de quartier où le prix est abordable, et où on peut voir le jeu des acteurs de très près. Idem pour l’opéra. J’avoue l’avoir ignoré longtemps, mais mon premier ami écossais, Peter, m’a fait acheter La flûte enchantée peu de temps avant la sortie du film de Bergman qui fut un enchantement : j’ai dû aller voir ce film dix fois au cinéma, plus la nouvelle version filmée de Kenneth Branagh, et l'opéra sur le vif (il y a bien cette expression française qui dit bien ce qu'elle veut dire, pourquoi s'obstiner à dire en live ???) quatre fois au théâtre, à Paris, à Londres en anglais, à Tours et à Poitiers, et plusieurs fois à la télévision ou en DVD ; l’opéra est un art, comme la musique en général et la chanson, et la poésie, qui s’apprécient grâce à la répétition et à la révision, alors qu’il est rare qu’on relise un roman aimé (je crois avoir relu à peine une dizaine de romans, en tout cas pas plus d’une vingtaine, et deux ou trois seulement trois fois ou plus).
Qu’ai-je aussi beaucoup aimé ? La solitude, sans doute, mon métier également et en général je m’efforce d’aimer toujours ce que je fais : c’est aussi Peter qui m’a fait prendre conscience que j'avais un corps à soigner, à mettre en forme(s), de la nécessité de l’exercice physique et avec qui j’ai commencé à courir, et au bout de quelques années j’ai fait des marathons, uniquement pour le plaisir d’ailleurs. C’est une amie qui m’a fait apprendre le ski, aimer les voyages , découvrir les auberges de jeunesse (en Écosse en 1970). Finalement, grâce aux gens qu’on aime, on s’enrichit (mentalement, bien sûr), on élargit ses horizons, on ouvre des portes. Et le monde autour de nous est rempli de portes, pourquoi les laisser fermées ?
Aimer nécessite parfois un effort, y compris et peut-être surtout aimer les autres ; en effet, nous ne sommes pas toujours aimables, et parfois même nous pouvons être détestables, comme on le voit avec le personnage de Max dans Les petits mouchoirs. Mais celui qui n’aime pas se prive de toutes sortes de joies. Certes, il y a des tas de choses que je déteste (une certaine télévision, la violence, la guerre, le racisme, l’injustice, l’inégalité, et surtout les rapports de domination), mais détester n’apporte pas de joie, seulement une petite tristesse contre laquelle on ne peut rien, sinon se réfugier dans ce qu’on aime : le vin, la poésie et la vertu, à votre guise par exemple, comme disait Baudelaire, et donc aussi bien un poème, un film préféré, une pratique aimée (marche à pied, vélo, roller, ordinateur, pourquoi pas ?), la discussion avec un(e)/des ami(e)/s.
Et tant pis si parfois on est mal payé de son amour : chagrin (on aime et on n’est pas aimé), trahison (soudain un ami ne veut plus nous voir, on ne sait pas pourquoi), désillusion (un auteur aimé publie un livre déplaisant ou qui paraît médiocre, par exemple)... Ce qui compte, c’est d’abord d’aimer, même sans espoir de retour, car le gain est dans le fait d’aimer, tout simplement !
En tout cas, vous pouvez constater aussi que par-dessus tout peut-être, j’aime écrire et que j’espère que cet amour donne aussi du plaisir aux autres.


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