dimanche 21 novembre 2010

21 novembre 2010 : philosopher ?



25 juillet 1962 : L'enfance, cette fenêtre fermée par laquelle on apercevait l'horrible continuité d'une seule étoile.
(Alejandra Pizarnik, Journaux, 1959-1971)

Il pleut sur la ville, pleure-t-il dans mon cœur ? Coucou, Verlaine... Non, pas vraiment... Je pense à Claire qui ne détestait pas la pluie. Et je suis allé me balader dessous la pluie, d'ailleurs bruine toute fine, bien protégé par mes vêtements imperméables. Le vélo était de la partie, c'est mon côté enfantin, j'aime à l'avoir avec moi (j'essaie de faire comme Alejandra Pizarnik : apprendre à toucher les objets, à les caresser comme qui connaît depuis longtemps leurs mystères, confiait-elle dans son Journal), quitte à le pousser à la main, comme c'est parfois le cas au centre ville, avec les travaux de "Poitiers Cœur d'agglo". Pauvre vélo, je lui en fais voir de toutes les couleurs et de toutes les températures. Mais que voulez-vous, quand je suis dessus, il m'arrive assez souvent d'être dans cet état d'enthousiasme léger, possédé, embrasé par les dieux, que notait Henry Bauchau dans son Journal le 14 mai 1973. Ailleurs, il indique : Les moments mémorables, ceux de transport ou de détente totale, ceux où l'on est possédé par les dieux et ceux où le corps et l'esprit sont totalement libres et peuvent nouer entre eux des rapports qui ne sont plus de sujétion ou du projet (18 mars 1973). C'est tout à fait ça, on ne se sent assujetti à rien, on est sans projet, sinon de vaquer dans l'air libre en regardant devant et autour de soi, d'être dans le "transport" au sens figuré, c'est-à-dire la dépossession de soi. J'étais encore dans cet état sous la pluie, avec envie de chanter et de danser, et je devais un peu avoir des mouvements chaloupés, une fois descendu de Pégase, en allant à la gare chercher mes billets de train pour demain. C'est que demain, j'inaugure un nouveau type de public : je pars à la rencontre de lycéens, à Montmorillon. On verra ce que ça donne. J'emporte mon vélo dans le train.
Ces moments mémorables, je pense que les petits enfants de Ce n'est qu'un début en auront vécu avec leur atelier de philosophie. Avec leur maîtresse, ces enfants de quatre ans s'interrogent sur la liberté, la peur, la différence, l'amitié, l'amour (ils font très bien la distinction entre les deux), l'âme, la mort, les grandes questions qui nous taraudent tous, et dans un climat de liberté absolue. Ils savent qu'ils sont écoutés, qu'il n'y aura pas de notation ni de jugement, ils apprivoisent la parole, l'argumentation, avec infiniment de délicatesse et aussi d'impertinence. Pour organiser la séance de philosophie, l'institutrice allume une bougie. Et on réfléchit sur les sujets de grandes personnes, parce que la philosophie, "ça rend intelligent", dit l'un d'eux. Et tolérants : à l'écoute de l'autre. Conclusion : à la question "Vous pensez que les parents sont plus intelligents que les enfants ?", un bambin rétorque : "Ben non parce qu'ils disent : "tu sais rien, tu sais rien, tu sais rien". On sait des choses, quand même !" Ce documentaire nous apprend beaucoup sur nous-mêmes. On voit les enfants qui, ensuite, ont une toute autre relation avec leurs parents. Si Alejandra Pizarnik avait eu ces ateliers de philosophie en maternelle, elle n'aurait pas eu l'impression que l'enfance est une fenêtre fermée.
Et bientôt, vendredi prochain, je vais à mon tour discuter philosophie, cette fois avec les détenus du centre pénitentiaire, à propos du beau texte de Bernard Graciannette que nous avons fait paraître dans notre revue Liseron : "Une question de philosophie : être libre en prison". Après avoir analysé les conditions d'exercice de la liberté en prison où, après tout, on peut toujours rester libre dans sa tête (comme l'avait écrit Victor Serge dans son beau livre Les hommes dans la prison : J'ai fait du monde deux parts : les chaînes, les choses – et ma chair même qui est une chose – sont en votre pouvoir. La sphère de cristal, ma volonté, ma lucidité, me liberté, sont à moi irrévocablement. Pour plus de détails sur cet écrivain, voir l'étude que je lui ai consacrée : "L'homme debout", dans mon livre D'un auteur l'autre, p. 125-134).
Conclusion de Bernard Graciannette : La délinquance n‘est pas une fatalité, et la récidive n’est en rien une planche de salut. Le retour à la vie « civile » demande à être envisagé et préparé tout au long du temps de détention. Il faut pouvoir se situer à la fois et en même temps « dedans » et « dehors » : maintenir tous les contacts possibles avec la famille et l’entourage, définir une perspective professionnelle, profiter de tous les moyens de réinsertion, si limités soient-ils (et on sait combien ils le sont) que peuvent procurer l’administration et les associations. Le retour dans une société qui n’est pas forcément accueillante fera apparaître d’autres obstacles, d’autres difficultés, d’autres contraintes. Il confirmera que la conquête de la liberté n’est jamais achevée, mais toujours à reprendre et à moduler, en fonction de situations nouvelles. Eh oui, difficile conquête que celle de la liberté, les enfants en savent quelque chose !

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