samedi 9 janvier 2010

9 janvier 2010 : qui a peur du sentiment ?




Et n’avoir pas la clef
Des chairs silencieuses
(Béatrice Douvre, Œuvre poétique)


A l’heure de l’amour recherché sur facebook ou twitter, ou par des séances de speed dating, qu’on puisse encore écrire des romans sentimentaux, ça hérisse certains ! Pourtant ils ont eu leur heure de noblesse. Julie ou la Nouvelle Héloïse, de Rousseau ou Werther, de Goethe ont même contribué à modifier le comportement amoureux. Mais enfin, ça a mauvaise presse. Et puis, il faut bien dire que les éditions Harlequin n’ont pas arrangé les choses en publiant des romans jetables après usage. Mais faut-il condamner le genre pour cela ? Et surtout faut-il condamner le sentiment, et son expression littéraire ou cinématographique ? Je dis non, et je vais donc parler d’un roman et d’un film tout récents et on ne peut plus sentimentaux.


Il a fallu que Nathalie et François viennent à Paris pour se rencontrer alors qu’enfants et adolescents, ils vivaient sur le même coin de terre normande. De leur rencontre, coup de foudre dans la rue, naît un grand amour. Ils se marient, et pendant sept ans, c’est un bonheur sans nuages, malgré les tentatives de séduction auxquelles se livre le patron de Nathalie, malheureux en ménage. Mais elle n’a aucun mal à lui résister, car «Nathalie vivait dans l‘étrange vapeur de la monogamie. De l‘amour, pardon. De cet amour qui anéantit tous les autres hommes, mais également toute vision objective des tentatives de séduction.» Charles est dépité, mais ne perd pas espoir, lui qui vit une vie de couple insipide. Rentrant chez lui et voyant sa femme, il comprend «subitement qu’il n’en pouvait plus de manquer d’amour, qu’il étouffait de vivre dans un monde desséché. Personne ne le prenait dans ses bras, personne ne manifestait jamais le moindre signe d’affection à son égard. […] Il avait oublié l’existence de la douceur.»Aussi, quand François meurt, écrasé par une voiture, alors qu’il faisait son jogging les oreilles collées à son MP3, Charles reprend espoir. Mais Nathalie se sent incapable de survivre. Elle prend «conscience que ce serait terrible. En sept ans de vie commune, [François] avait eu le temps de s’éparpiller partout, de laisser une trace sur toutes les respirations. Elle comprit qu‘elle ne pourrait rien vivre qui puisse lui faire oublier sa mort. [...] Elle voulait se terrer, s’enfermer, vivre dans un tombeau», alors que tout le monde cherche à l’entourer, à la faire sortir, mais «personne n‘entend ceux qui disent vouloir être seuls. La volonté de solitude, c‘est forcément une pulsion morbide», pensent les gens, la famille, les amis, les collègues. Et c’est parfois insupportable. Nathalie finit pourtant par reprendre le travail. Comme sa grand-mère Madeleine, elle «savait qu‘il fallait avancer, que la vie consistait surtout à continuer à vivre.» Elle se jette même à corps perdu dans le travail et accède à de hautes responsabilités, avec sa «façon de courir. Cette façon de vivre la prochaine minute avant celle du présent.» Et voilà que par hasard, elle fait la connaissance d’un employé subalterne, Markus, un des Suédois de la firme. Et peu à peu, ces deux-là vont s’apprivoiser avec une lenteur incroyable en notre siècle de la précipitation. Lui est d’un physique ingrat, elle est une beauté superbe. Il est loin d’imaginer que Nathalie pourrait s’intéresser à lui, elle qui semble inaccessible, mais c’est oublier qu’il «était fragile, sans savoir combien la fragilité peut émouvoir une femme.» De plus, il a une façon de parler un peu étrange, qui plaît à Nathalie : «Il y a parfois des phrases qu’on adore, qu'on trouve sublimes, alors que celui qui les a prononcées ne s‘est rendu compte de rien.» Et peu à peu, d’un simple baiser à un dîner au restaurant, l’amour naît, non sans difficulté pour Markus. Il voit bien les peines de Nathalie, la gêne qu’elle éprouve à oublier le passé et à achever son deuil, et se rend compte que «le sentiment amoureux est le sentiment la plus culpabilisant. On peut penser alors que toutes les plaies de l‘autre viennent de soi.» Et puis, il est tellement timide. Mais Nathalie s’aperçoit «qu‘elle avait voulu cela plus que tout, retrouver les hommes par un homme qui ne soit pas forcément un habitué des femmes», et de fait, après quelques quiproquos, une nouvelle tentative de son patron, jaloux qu’on lui préfère un subordonné, et moche de surcroît, la jalousie des collègues (mais «c’est toujours ainsi. On vit sous le diktat des autres»), ils finissent tous deux par démissionner et par débarquer chez la grand-mère, la bonne Madeleine. Et là, Markus, observant ce lieu de campagne, «la sphère de l’immuable», où rien ne bouge, a la révélation qu’il «était émouvant d‘imaginer la femme âgée qu‘elle [Nathalie] serait.» De son côté, il semble à Nathalie que «cet homme serait toujours heureux d’être avec elle.»
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Voilà, j’ai mis assez longtemps à détailler ce roman sentimental : La délicatesse, de David Foenkinos (Gallimard, 2009), que j‘ai lu avec enthousiasme, comme vous le constatez, et qui de plus est bourré d‘humour. J‘ai été ému, parfois bouleversé, et j’ai ri aux larmes aussi.

Vous savez comme je suis diablement sentimental. Ce qui n’est pas une tare, en définitive. Je déteste les cœurs secs. J’ai toujours aimé les hommes et les femmes qui ont du sentiment, et qui le manifestent, fût-ce tout bas. J’ai toujours aimé les romans (et les films) d’amour, même quand ils finissent bien ! Et quand dans un roman, je lis (à propos de Markus): «c‘était la troisième fois qu‘il pleurait devant une femme», je suis ravi. Ainsi, je ne suis pas le seul homme à pleurer parfois (souvent même, de joie autant que de tristesse), je ne suis pas seul à penser que l’envie de solitude est une pulsion tout à fait normale, et qu’on n’a pas toujours besoin de vivre sous le regard inquisiteur des autres, et que si les pierres tombent dans la mer, la foi ne s‘éteint jamais dans un cœur réellement aimant. Que l‘amour ne s‘attiédit pas, que si c‘est un rêve, eh bien, on peut le faire durer, en usant de délicatesse, en se plongeant dans les rivières du silence, en renonçant au tout tout de suite, mais en espérant beaucoup de l‘attente du lendemain, gage de la succession d‘infortune et de victoire.



Quasiment en même temps, j’ai vu hier au soir le magnifique film de Jane Campion, Bright star, qui raconte la belle histoire d’amour entre John Keats, le génial poète anglais tuberculeux, mort à vingt-cinq ans en 1821 et Fanny Brawne, une jeune fille qui semble à première vue à l‘opposé de lui : superficielle, coquette, fine et intelligente pourtant. Ici aussi, la force émotionnelle du sentiment amoureux, de sa naissance, de son développement, est superbement décrite. Ici aussi, l’amour avance par petites touches, frôlements de mains, baisers volés, étreintes sages, petites joies, grands désespoirs… Ici, par contre, l’amour n‘est pas consommé, mais peut-on dire pour autant que l’histoire finit mal ? Au contraire, les cœurs se sentent, se cherchent, se troublent, se trouvent, et les corps suivent le mouvement. Mais quand, avant son départ pour l’Italie, Fanny serait prête à braver le qu’en dira-t-on et à se donner à lui, c’est John Keats qui bravement refuse, disant : «J’ai ma conscience.» Il risque en effet de lui inoculer sa tuberculose, et sait que c’est sans espoir, puisque sa vie est presque finie. Comme David Foenkinos, Jane Campion use beaucoup de l’humour (notamment avec la petite sœur de Fanny) pour faire avancer le film sans que nos mouchoirs sortent. Les personnages pleurent, mais pas les spectateurs. Dans le roman comme dans le film pas de pathos, donc. Mais pas non plus cette étude aride et un peu stérile des comportements que les existentialistes nous ont habitué à apprécier. Et chez tous les deux aussi, une délicatesse infinie dans l’expression des avances, des errances et des tourments des aimés, dans le refus des amoureux d‘être propriétaires l’un de l‘autre. Comme ça fait du bien, dans notre monde de brutes où seule la possession compte !

Roman sentimental, film sentimental, assisterions-nous à un retour du sentiment ?

J’aimerais bien que ce soit un tam-tam dans la jungle de nos vies difficiles, qui nous rappelle qu’il n’y a qu’un nuage dans le ciel susceptible d’améliorer un peu (oh ! un tout petit peu) nos façons d’être : l’amour vrai. Comme un printemps vagabond dans cet hiver décidément un peu cruel par la froidure et surtout le gel et la neige. Comme un petit bonheur d’un sou, ainsi qu'on disait autrefois, et qui empêche d’avilir la vie et de consterner l’âme. Et qui nous fait tressaillir dans notre nuit obscure : oui, qui peut prédire la naissance de l’amour ?



1 commentaire:

Anne-Marie a dit…

Bonsoir Jean-Pierre
Je te lis régulièrement avec infiniment de plaisir. A cette heure, te voilà rentré sans doute, heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage...Je voulais te dire que to blog m'a donné envie de lire La Délicatese et que j'ai vraiment beaucoup aimé, moi aussi. Je l'ai prêté à Marie-Noël (en congé de maladie) qui l'a bien apprécié aussi. Continue à nous parler de toi et de ce que tu aimes! gros bisous Anne-marie du Gers