vendredi 29 janvier 2010

29 janvier 2010 : sur le cargo



Justifier
Il n'avait plus de goût à ces déplacements inutiles, où se complait l'oisiveté fiévreuse d'aujourd'hui.
(Romain Rolland, Jean-Christophe, La nouvelle journée)

          Et voilà, je me retrouve comme Tintin, embarqué pour l’aventure. Le cargo est immense, très haut. On m’a installé dans ma cabine, qui comprend deux lits jumeaux, un bureau sur lequel j’écris, un fauteuil, un canapé, une armoire, une petite commode, un réfrigérateur, un cabinet de toilette avec douche et WC. Bref, grand confort. Deux sabords (hublots), l’un donnant vers l’avant, d’où assis, j’aperçois les conteneurs les plus élevés, l’autre à bâbord, d’où je verrai la mer plus commodément.

         Dans le couloir, la salle de détente, avec téléviseur, lecteur de DVD, quelques livres (heureusement que je n’ai pas compté sur ceux-là pour survivre, car la majorité sont en langue étrangère, et chez les livres en français, Gérard de Villiers prédomine !) et revues. Des tables, on doit pouvoir jouer aux cartes. On m’a montré la piscine, vide et qui sera remplie d’eau de mer, mais comme elle est à l’extérieur, il faudra attendre les Tropiques, ou du moins des températures plus clémentes, pour en faire usage.

        Je suis au niveau E, ça part de A et ça se termine à F (réservé aux officiers pour la conduite du navire), avec au-dessus en plein air le pont supérieur auquel j’aurai peut-être le droit d’accéder, si je suis sage. Il y a un ascenseur entre les différents niveaux. Un autre passager est attendu, prénommé Jean-Pierre également, ainsi qu’une passagère qui nous rejoindra à l’escale de Monthoir-sur-Loire, près de Saint-Nazaire. J’ai visité aussi le carré des officiers, où je mangerai avec les autres passagers, aux heures indiquées, avec une attention à ne pas oublier le décalage horaire. Sinon, c’est de 6 h 30 à 8 h pour le petit déjeuner (on se lève tôt dans la marine), 12 h et 19 h pour le repas du jour et du soir.

         "Tant que quelqu’un nous parle, mourir est impossible", ai-je relevé chez Christian Bobin. Nous allons voir si ça se vérifie sur ce cargo où pour l’instant, je n’ai parlé qu’à deux ou trois hommes dont je ne sais pas encore la fonction précise, l’un toutefois était l’officier de quart.



         Mais hier, pour ma dernière journée à Paris, je suis allé au cinéma revoir Le faucon maltais (copie neuve) et je suis tombé sur un couple de soixante-dix-huit ans, dont l’homme a fait toute sa carrière chez Gallimard, où il a bien connu Marcel Duhamel, le patron de la
Série noire. On a pris un pot en sortant, échangé nos adresses, je suis invité à un prochain passage à Paris. Comme quoi j’ai parlé, j’ai osé parler. Faut dire que la salle était en effervescence. Un spectateur ayant dit, comme il restait dix minutes avant la projection du film, « si j’avais su, j’aurais acheté Le Monde », un autre s’est récrié : « Comment, vous lisez encore ce torchon, pourquoi pas Le Figaro ? » Et tout le monde (on était une quinzaine) de dire que oui, Le Monde n’est décidément plus ce qu’il était, que parfois il est proche de TF1. Est-ce lui qui a vieilli, ou bien nous ? Les deux sans doute, mais chacun s’accordait à penser que Beuve-Méry (le fondateur du Monde) devait se retourner dans sa tombe. Puis chacun est tombé à bras raccourcis sur Napoléon IV, vous voyez de qui je veux parler… Et le film nous a enchantés et réconciliés : c‘est quand même autre chose de les voir sur grand écran, ces classiques ! Quel dommage que Poitiers ne procure pas, ou rarement, ces possibilités de revoir des films anciens ! Et ensuite, conversation passionnante avec mes deux anciens, Bernard et Françoise, parents de sept enfants. Je les ai quittés à regret.

         Ciel gris sur Le Havre, que je n’ai fait qu’entr’apercevoir entre la gare et le quai, à travers les vitres du taxi. Et du train, rien vu, brouillard et brumes… Là, devant moi, la grue qui dépose des conteneurs. Y a encore de la place juste devant chez moi, enfin à dix ou vingt mètres tout de même. Je vais essayer de faire des photos. Je ne sais pas à quelle heure on partira, de nuit probablement.

        Qu’est-ce qu’il m’a pris de faire ce voyage, d’embarquer sur la prison maritime ? En dehors de la promesse faite à Claire, le goût de l’inconnu sans doute, de faire une autre expérience peut-être, comme dit Christian Bobin, de "m’éloigner assez de moi pour qu’enfin quelque chose m’arrive ?" Ou pour dire comme Cocteau : "Je veux marcher libre entre les bras ouverts du monde, au-dessus / des muettes sirènes du vertige." C’est à dix-huit ans que j’aurais dû me lancer dans ce genre d’aventure, et peut-être que le cours de ma vie en aurait été changé. Là, ça ressemble quand même quelque peu à du réchauffé.

        Pourtant je voudrais retrouver l’esprit du Cantique des cantiques : "Avant le souffle du matin / avant la fuite des ombres", et peut-être ce voyage m’y aidera. Que le temps me touchera, que mon cœur gardera non seulement les roses, mais les épines, afin de me piquer au silence, au dépouillement, à l‘infini, et de pouvoir vérifier le mot de Romain Rolland : "moins j‘ai et plus je suis."

        Je ne sais pas si j’ajouterai quelque chose avant la Guadeloupe. Peut-être à Monthoir, où ma clé 3G devrait encore marcher. Et après un jour de navigation, je saurai si je tiens le coup !

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Bon voyage l'ami ! Merci de nous emmener (un peu) avec vous.