samedi 24 octobre 2009

24 octobre 2009 : Des carnets et des hommes



Courons à l'onde en rejaillir vivant !
(Paul Valéry, Le cimetière marin)
Ça faisait un moment que je n'avais pas écrit sur des auteurs ou des livres, me contentant de citer un auteur ou l'autre, au hasard de mes lectures ou de mes pensées. Mais voici que je viens de lire et de façon concomitante, deux livres très différents, un roman et un recueil de textes poétiques qui ont un point commun : le mot carnet inclus dans le titre. La plupart des écrivains, et sans doute beaucoup d'artistes, tiennent des « carnets » où ils notent leurs impressions, leurs idées, leurs observations, voire leurs illuminations. J'ai moi-même longtemps tenu des carnets de poésie. C'était mauvais, je le savais, mais au moins je me soulageais par écrit. Un exutoire. Je regrette quand même aujourd'hui d'avoir perdu ces précieux carnets, surtout ceux qui datent de mon adolescence, que j'ai dû balancer lors d'un de nos innombrables déménagements, car c'était une mine pour retrouver mon état d'esprit de l'époque, chaque poème reflétant une sensation, un picotement de l'infini, un instant volé, la vie, quoi. Je crois qu'ils étaient terriblement pessimistes jusqu'à mon opération de l'estomac, et qu'ensuite, ayant frôlé la mort, je leur avais donné une teinte plus colorée, plus lyrique.
Dans Les Carnets secrets du Bernin, Loïc Aubry nous entraîne sur les traces du plus célèbre sculpteur de son temps (et même de tous les temps ?) dans la Rome pontificale du XVIIème siècle. Né d'un père sculpteur en 1598, Gian Lorenzo Bernini arrive à Rome à l'âge de sept ans, et fait montre de dons précoces (un vero bambino prodigio !), sous la rude école de son père. Mais il pressent les limites de son père, pourtant excellent sculpteur. Et la rencontre avec le peintre Annibale Carracci, alors qu'il est encore enfant, va être déterminante : Carracci lui indique qu'il faut ouvrir « l'autre œil […] celui qui voit les émotions profondes et cachées des âmes. » La plupart des artistes en effet « sont devenus des Cyclopes », ne voyant plus que d'un œil, à force d'étudier seulement l'apparence, et pas ce qui est caché derrière. Et Carracci lui suggère d'aller étudier les grands maîtres, Michelangelo en premier lieu, puis Raphaël et les autres : « N'oublie pas « l'autre œil »,ni tous les Polyphème de l'Académie qui ont dû l'ouvrir et le faire ciller un peu, un ou deux mois, mais ont très vite abandonné devant les efforts qu'il leur demandait de répéter sans cesse pour rester ouvert. » C'est ainsi que Le Bernin comprend très jeune que « chacun de ces blocs [de marbre] me réclamait puis m'imposait la forme qu'il voulait prendre. » On voit déjà là une sorte de mise en abyme : chaque partie du livre va aussi réclamer, puis imposer la forme qu'elle veut prendre. 
 
Par ailleurs, très tôt, Le Bernin prend conscience de la beauté : « Le petit [ici, évidemment au sens de mesquin, minable] et le laid me repoussent. Le petit m'écarte malgré moi de moi-même. Le laid vide mon âme et la blesse. » Et il prend son temps pour sculpter les commandes qu'il reçoit : La Chèvre Amalthée avec Jupiter enfant et un faune, Le martyre de San Sebastiano, Neptune et Triton, Apollon et Daphné, Le Rapt de Proserpine entre autres, sont longuement évoquées. Toujours pour atteindre la quintessence de l'art, celui de la sculpture étant le plus grand : en effet, « nul repentir, nulle retouche, nul voile ajouté, nulle ombre renforcée, nulle couleur, nul mensonge possible en la sculpture » affirme-t-il en ses carnets. Ce souci de la beauté est tel (« la beauté qui atteint l'âme continue à en inonder le corps, bien au-delà et bien après tout apaisement de celui-ci ») qu'il supporte parfois mal la camaraderie des artistes et les dialogues médiocres qu'elle suscite : « Leurs propos m'abaissaient, quand ceux de mon ami, au contraire m'élevaient. » Sans compter qu'ils vont jusqu'à l'entraîner dans un lupanar pour qu'il y perde son pucelage. Or Gian Lorenzo s'attache trop à la beauté : « Malgré ce tourment incessant, jamais je n'ai envié la quiétude sereine et toujours égale de ceux qui ne reconnaissent pas la beauté, de ceux qui ne la voient pas, de ceux à qui elle ne manque pas. De ceux qui semblent n'en souffrir jamais, n'avoir nul souci, nulle peine à vivre sans elle. Existe-t-elle même pour eux ? Qu'est-elle pour eux ? » Et il nous fait part de ses amours de jeunesse, toujours à la recherche d'une beauté idéale, Antonella, Clara, la signora O et la belle Flora, avec qui il fait peu à peu la conquête du cœur (et du corps) féminin.
On sent que l'auteur a mis beaucoup du sien dans ce portrait d'un artiste singulier. Loïc Aubry met autant de soin à polir ses phrases et ses chapitres que Le Bernin le marbre de ses statues et sculptures prodigieuses. Mais ce livre est aussi la recréation de toute une époque. On croise notamment plusieurs papes, des cardinaux, qui sont les commanditaires du Bernin, et avec qui il est plus ou moins lié d'amitié. L'affaire Galilée est largement évoquée et commentée. On croise aussi Monteverdi qui a sans doute « violé les règles sacro-saintes du contrepoint », mais pour faire des œuvres neuves auxquelles son ami Giulio initie Le Bernin. Et puis, on découvre l'étrange Erudito, qui a passé toute sa jeunesse à écrire des lettres d'amour pour faire gagner aux autres « le cœur et le corps de ces jeunes filles ou de ces dames dont il célébrait les attraits, sans jamais les avoir vues », et qui n'a jamais pu en profiter. Avec les amours de l'Erudito, le lecteur a droit à une histoire à la manière des conteurs italiens de la Renaissance ou du Décaméron. Enfin, Le Bernin, amateur de beauté en toutes choses, ne peut pas manquer d'apprécier aussi la littérature, notamment de l'Antiquité : « En beaucoup de ces auteurs et poètes, je me trouve ou me retrouve. En d'autres je m'instruis et m'apprends, en ce qu'ils m'apprennent à mieux me connaître moi-même. En tous je peux me regarder et me voir. Quelle que soit l'image qu'ils donnent des tourments de leur âme ou de celle des autres, il y a toujours un peu de la mienne en elle. » Ne peut-on pas voir ici aussi une mise en abyme réussie ? J'ai achevé ma lecture en me disant que Loïc Aubry avait été Le Bernin dans une autre vie. Et que jamais je n'avais trouvé la phrase de Dostoïevski dans L'idiot, « La beauté sauvera le monde », plus magistralement développée dans un livre.
On est dans un tout autre registre avec Carnet d'exténuation d'André Sarcq. L'auteur a réuni des textes écrits sur une vingtaine d'années, depuis l'annonce de sa séropositivité (« farce saumâtre », « obsédante éclaboussure ») et de l'agonie annoncée (« la chair à son coeur babillant ses ruses mortelles », « la conscience qui s'atomise »), du sida effectif avec son cortège d'amaigrissement et de « détestation de soi », de « prise en dégoût de son propre reflet », de « l'effondrement au brasier froid » (« J'écoute le mourir / marcher en moi / J'écoute le sida / passer en moi »), jusqu'à l'apparition des nouveaux traitements qui autorisent à se dire que « souffrir n'est plus / cette terre définitive », puis, sans qu'on puisse parler de guérison, retrouver « ce peu de toi dans la clarté », même si dans un long texte l'auteur renonce à son grand amour : « Notre adieu est sans lieu ni date / Tout est dans l'ordre et la douleur / qui sont un. » Enfin, découvrir même avec la résurrection finale que « décembre / m'habille d'étés flamboyants » et qu'on peut estimer qu'on est « heureux de n'être rien qu'heureux »! 
 
Je pense après la lecture de ce livre que seule la poésie est capable de rendre compte avec une telle acuité de cette chronique d'une mort annoncée et d'une résurrection au simple « heureux fait d'être. » L'auteur peut alors se prévaloir de pouvoir de nouveau se promener « sous la main lente des nuages », ou encore de « voler / un peu de son parfum à Dieu », de faire un « retour à mon corps par là », de retrouver le goût « du désir en son incendie » dans une « reprise du / souffle » (derniers mots du livre). Oui, un beau livre qui ouvre un cheminement à tous ceux qui ont eu à subir une maladie et à la sublimer : qui a dit que les mots n'avaient plus de poids, que la poésie d'aujourd'hui était abstraite ? Merci, André, et je suis bien d'accord avec toi quand tu nous dis : « Car écrire est se liquéfier. »
J'achève ma chronique de ce jour en me réjouissant d'avoir vu que Jean-Christophe est de retour en librairie. Albin Michel l'a réédité au mois d'août. Mon lobbying du printemps dernier auprès de l'éditeur, auquel j'avais fait part de mon étonnement, de Gallimard à qui j'avais demandé de le programmer en Pléiade, et de l'Association Romain Rolland, qui m'avait répondu suivre le problème, a dû jouer efficacement ! Mon article du Liseron 41, où je me plains de l'absence en librairie, est donc obsolète sur ce point !


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