Nous ne percevons nos proches qu’à travers une brume qui les rend imperceptibles. C’est ça la solitude, la vraie. Vivre avec quelqu’un et ne pas se rendre compte de sa présence.
(Joseph Bialot, Le jour où Albert Einstein s’est échappé)
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Tout le monde se souvient de Pinocchio, et du nez qui s’allonge quand il ment. Les enfants apprennent très tôt à mentir, ne serait-ce que pour éprouver leur pouvoir et savoir s’ils seront démasqués. Pourtant, il est probable que, sans le mensonge, la vie deviendrait vite infernale ! On a tous besoin de mentir dans la vie de tous les jours. Ainsi il est impossible de toujours dire à quelqu’un ce qu’on pense de lui, par exemple de sa tenue vestimentaire négligée, de son manque de propreté ou de son langage ordurier… De même on ne fait pas forcément remarquer à quelqu’un qu’il va mal, qu’il grossit (ou maigrit), qu’il boit trop (je pense en particulier aux adolescents), qu’il fume trop, qu’il vit dangereusement, souvent pour ne pas s’attirer des ennuis ou simplement de l’inimitié. Le mensonge, ou l’omission de la vérité, ont ici une visée généreuse (on aurait dit "charitable" autrefois, le code a changé).
On peut aussi mentir sur soi pour donner une bonne image aux autres, gagner un amour (ou ne pas le perdre) ou éviter un conflit, et se mentir à soi-même pour garder une image plus positive de soi : c’est parfois nécessaire pour survivre. Le drame survient quand le mensonge devient une habitude, et que finalement, ça arrange tout le monde, car on ne veut pas forcément savoir que l’autre ment, et d’ailleurs la vérité n’est pas toujours bonne à entendre, on ne sait jamais où elle peut mener. Quand par malheur elle nous échappe en paroles, on s’écrie aussitôt : « Je ne voulais pas le dire, ça a dépassé ma pensée ! » Alors que justement, dans la plupart des cas, c’est dans ces moments-là qu’on est lucide.
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Je pensais à tout cela en voyant récemment deux films français, La fille du RER et Le code a changé. Ce ne sont certainement pas ces films qui vont réconcilier les jeunes avec le cinéma français. Trop bavard pour l’un, trop paresseux pour l’autre, et dans les deux cas, très peu d’action. Mais pourtant les deux sont un reflet assez exact de la vie ordinaire, dans laquelle l’action ne va pas à cent à l’heure !
La Fille du RER, d’André Téchiné, est inspiré d'un fait divers qui avait frappé l’opinion il y a quelques années, car fortement relayé par les médias : une jeune fille avait prétendu avoir été victime d’une agression antisémite dans le RER. Elle avait berné tout le monde dans un premier temps : policiers, journalistes et jusqu’aux hommes politiques… Néanmoins, ce n’est que le point de départ, et le film est une fiction. Jeanne (formidable Emilie Dequenne) vit avec Louise, sa mère (Catherine Deneuve, rayonnante dans un rôle presque impossible de gardienne de jeunes enfants) dans un pavillon de banlieue. Elle recherche un emploi et, en attendant, passe ses après-midi à faire du roller. C’est ainsi qu’elle rencontre Franck, un champion de lutte, avec qui elle entame une histoire d’amour, dès le début marquée sous le sceau du mensonge : pourquoi lui dit-elle qu’elle est secrétaire d’un grand avocat, qui fut un ami de jeunesse de sa mère ? Franck, de son côté, lui cache que le logement où ils squattent pendant l’été, lui est prêté par un trafiquant de drogue, ce qui fait qu’elle tombe de haut quand il est poignardé pour avoir refusé de livrer de la drogue à un petit dealer. Or, c’est cet avocat, ou plus exactement le fait qu’il soit juif, qui donne l’idée à Jeanne, désorientée depuis que Franck est à l’hôpital puis en prison, d’un second et énorme mensonge : elle fait croire qu’elle a été agressée dans le RER. Et, malgré l’absence de preuves sur cette agression (sinon en négatif, aucun voyageur ne serait intervenu, la lâcheté humaine…), le mensonge passe comme une lettre à la poste, au point que même le président de la République vient apporter son soutien par téléphone à la mère de la jeune fille.
Qu’as-tu fait de ta fille ? semble nous dire Téchiné (Chabrol dans son dernier film, Bellamy, pose la question : qu’as-tu fait de ton frère ?). L’autre jeune protagoniste, Nathan, le petit-fils de l’avocat, malgré ses treize ans, semble seul capable d’obliger Jeanne à avouer son mensonge. Nathan, fragile aussi, comme Jeanne (très belle scène entre eux dans la cabane-refuge de Nathan, loin des parents qui ne savent pas ce qu’ils veulent, un coup ils se séparent, un coup ils se réconcilient), cherche à trouver un peu de sens dans la vie, et peut-être un modèle. Au fond, le mensonge de Jeanne lui paraît plus vrai que les chamailleries de ses parents. Mais tous sont englués dans leur solitude. Louise, la mère, qui pourrait renouer au moins une amitié avec son vieux copain de jeunesse, reste incapable de retisser ce lien : très belle scène où sur le lieu du rendez-vous, elle préfère faire l’absente. Samuel, l’avocat, ne comprend pas le mode de vie de son fils, et là, c’est qu’as-tu fait de ton fils ?
Que savons-nous les uns des autres, semble nous dire ce film, aux antipodes des narrations trop carrées (souvent) des cinéastes américains. Je parlais de paresse dans la mise en scène à propos de La fille du RER. On peut la trouver au contraire simple et émouvante dans son économie de moyens (sans l’abus de gros plans qui gâchent tant de films actuels préformatés pour le passage à la télé), essayant de cerner au plus près les fêlures et les mystères des individus, les faux-semblants de la société. Et le roller de Jeanne, c’est aussi un miroir qu’elle "promène le long du chemin", en espérant à la fois qu’il va refléter le réel (il lui apporte en tout cas une histoire d’amour) et lui donner un peu de fantaisie.
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Dans Le code a changé de Danièle Thompson, le mensonge est roi lui aussi. Autour d’un dîner entre amis (où tous ne se connaissent pas forcément) se joue le grand jeu du cache-cache. Ici, c’est le contraire de Téchiné chez qui on sait peu des personnages, au cinéphile de deviner. Chez Thompson, on est submergé, et c’est parfois dommage que le spectateur en sache plus que les protagonistes. Quand le dîner devrait se reproduire un an plus tard (jeu assez subtil de retours en arrière), on n’est plus assez étonné. On en sait trop sur les menteries des uns et des autres (dommage que leur nez ne s’allonge pas), sur les amitiés et les amours contrariées, les secrets qui n’en sont pas. Vous me direz, la vie, c’est comme ça : oui, peut-être, mais au cinéma comme dans le roman, on demande un peu de la magie qui vient de l’inconnu. Le code du titre, c’est le code d’entrée de l’immeuble, mais c’est aussi le code de conduite humaine (eh oui, les femmes maintenant se conduisent en goujates comme les hommes auparavant, il va falloir qu’on s’y fasse) ainsi que les codes de langage (on apprend par exemple qu’on dit aujourd’hui "se protéger" là où autrefois, on parlait d’égoïsme). Donc un film pas inintéressant, mais qui manque de mystère.
Et dans Slumdog millionaire (un seul "n" en anglais) de Danny Boyle, le héros Jamal se fait embarquer par la police parce qu’on ne peut pas imaginer qu’il puisse gagner à un jeu, lui, quasi analphabète, sans avoir des accointances dans le public, sans tricher. Et sans mentir, donc. On le contraint à raconter son histoire, des bas-fonds de Mumbay jusqu’à sa relative réussite comme serveur dans une société de placement de contrats pour téléphones portables, en passant par un improbable camp de trafics d’enfants destinés à devenir des mendiants au rapport juteux (on va jusqu’à en rendre certains aveugles). Là aussi, le mensonge est roi, le premier étant celui d’un scénario invraisemblable, où se mélangent des genres qui auraient sans doute bien plu à Victor Hugo, le sublime et le grotesque, sauf qu’ici le sublime paraît grotesque tant les ficelles sont grosses. Mais comme dans tous ces contes de fée modernes qui font accourir le public (Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, Bienvenue chez les Ch’tis), j’ai du mal à suivre, sans doute parce que là aussi, le mystère manque.
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