Les petits-bourgeois aimeraient vivre dans le calme et la beauté, sans participer à cette lutte, leur position préférée étant une existence paisible à l’arrière de l’armée la plus forte.
(Maxime Gorki, Notes sur l'esprit petit-bourgeois)
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Il est des moments dans la vie où la lecture, pour être efficace, a besoin de se nourrir d’œuvres quasiment étrangères à notre situation. Il nous faut pénétrer dans un autre monde, s’oublier en quelque sorte. La poésie peut très bien jouer ce rôle, et par exemple, Marcelle Delpastre, que je lis actuellement, me nourrit copieusement.
En matière de romans, j’ai souvent fait usage de polars, et dans ma jeunesse, jusqu’à la quarantaine, de science-fiction. Aujourd’hui, je me tourne plutôt vers des livres étranges, massifs, ceux qui me faisaient reculer auparavant, mais dont je sais que l’imprégnation, grâce à la longue durée de lecture, sera forte et durable. Tel est le cas du Docteur Faustus, de Thomas Mann, qui m’a tenu en haleine pendant ces trois derniers mois. Comme Tolstoï, je n’avais encore lu aucun des grands romans de Mann, seulement ses nouvelles et récits, La mort à Venise, Tonio Kröger, Mario et le magicien, Maître et chien, pour ne citer que celles qui me reviennent immédiatement en mémoire, et un roman médiéval formidable, L’élu, découvert dans la bibliothèque de l’oncle de Claire.
J’avais fait connaissance de La mort à Venise en 1965 (donc bien avant le beau film de Visconti), quand j’étais en stage CEMEA pour être moniteur de colonie de vacances. Il y avait parmi les stagiaires un jeune Allemand qui m’avait pris en amitié (je pense que j’étais le seul à ne pas me moquer de lui, il était un peu rembourré, et mal à l’aise de son corps, moi, j’étais déplumé et tout aussi mal à l’aise) et qui était un grand lecteur. Lui, lisait Balzac, La duchesse de Langeais. Il avait été tout étonné de me voir lire Les désarrois de l’élève Toerless, de Musil, pensant avec juste raison que les jeunes Français ne s’intéressaient pas beaucoup aux auteurs de langue germanique, et m’avait conseillé Thomas Mann. Ce dernier est en effet devenu un de mes auteurs préférés, quoique je ne me sois pas encore attaqué à son grand œuvre La montagne magique, qui est juste à côte de moi sur les rayonnages, et qui attend patiemment son heure.
Le Docteur Faustus est une biographie fictive d'un musicien, Adrian Leverkühn. Quand on pense à un roman quoi raconte la vie d’un compositeur imaginaire, c’est Jean-Christophe (paru de 1904 à 1912) qui nous vient à l’esprit, ce livre exceptionnel, cette symphonie héroïque, que tous les étrangers (je pense en particulier à mes amis polonais) admirent, mais que trop peu de Français connaissent, et pour cause : il est malheureusement introuvable dans le commerce en France. Alors que tant de bêtises (restons polis) encombrent les librairies, un de nos joyaux littéraires faisant partie de notre patrimoine, dont on va bientôt fêter le centenaire de la fin de la parution, est indisponible. Allons, Folio ou le Livre de poche, qu’attendez-vous pour mettre ce chef-d’œuvre à la portée de tous ?
La vie d’Adrian Leverkühn est racontée par son ami d’enfance Serenus Zeitblom : celui-ci commence la rédaction du récit en 1943 et la termine en 1945, dans l’effondrement du nazisme et l’apocalypse. L’auteur met en parallèle la destinée de ce musicien exceptionnel modelé sur le personnage mythique de Faust, qui vendit son âme au diable en échange de la connaissance, et le destin de l’Allemagne, qui semble à partir des années 20 elle aussi possédée du démon. Le narrateur et biographe rassemble dans un ordre savamment confus des éléments divers : événements qu’ils ont vécu ensemble ou dont il n’a eu qu’une connaissance indirecte, souvenirs d’enfance et de jeunesse, idées générales, musicologie, qui reliés entre eux, forme une toile tissant une vie tragique.
Sans doute l’auteur s’est-il inspiré de la vie de musiciens réels pour composer son Adrian (Mozart, Beethoven, Berg), de la philosophie d’Adorno, et de la musique dodécaphonique de Schoenberg (celui-ci protesta d’ailleurs et Thomas Mann dut faire une mise au point qui figure en fin de volume) pour exposer l’œuvre imaginaire d’Adrian. On peut aussi y voir un lointain écho du Jean-Christophe de Romain Rolland, cet hymne à la musique et à la fraternité. Mais entre-temps, les deux guerres mondiales étaient passées et le relatif optimisme européen de Romain Rolland n’étant plus de mise, Thomas Mann dresse plutôt un portrait sombre de la décadence intellectuelle de l’Allemagne, qui a basculé de l’humanisme vers sa négation, en même temps que le héros se corrompt avec le temps et sombre dans une sorte de délire, alors même qu’il ne crée plus de nouvelle œuvre depuis une décade.
Le narrateur et historiographe, lucide, s’inquiète à la fois de la manière dont l’Allemagne se livre à ses démons (il démissionne de l’enseignement) et de la façon dont son ami musicien se dégrade peu à peu jusqu’à ne plus pouvoir composer. Il y a aussi tout un aspect métaphysique dans le livre, car Adrian aussi bien que le narrateur ont fait tous deux des études de théologie. Mais Adrian, ambitieux, et menacé de stérilité artistique, préfère pactiser avec le diable, prix à payer pour avoir l’inspiration et l’illumination créatrice, la condensation géniale qui éloigne le créateur de l’excès de réflexion qui peut le stériliser : le chapitre central nous transcrit cette rencontre qui a lieu dans un froid glacial. Et le Diable ( ?) lui dit : « L’amour t’est interdit parce qu’il réchauffe. Ta vie devra être frigide. Voilà pourquoi il ne t’est pas permis d’aimer un être humain. L’illumination laissera intactes jusqu’à la fin tes forces intellectuelles, même elle les stimulera par périodes jusqu’à la transe clairvoyante. Crois-tu à un génie qui n’ait rien de commun avec les Enfers ? L’artiste est frère du dément et du criminel. » La maladie (syphilis, qu’il contracte en toute connaissance de cause auprès d’une prostituée, selon le pacte avec le Diable) qui lui procure des migraines atroces et le tient confiné dans l’obscurité pendant des jours et des jours, avant de le faire sombrer dans la folie, est aussi ce qui exacerbe sa créativité, notamment deux oratorios, une Apocalypse et le Chant de douleur du docteur Faustus.
Dans ce roman, Thomas Mann, en exil aux USA, dresse un portrait moral de l’Empire allemand et de l’Allemagne de Weimar, avec la montée des idéologies barbares, en même temps qu’il développe la mise en place de la création artistique par un être exceptionnel. Le narrateur, qui a choisi la voie bourgeoise (professorat, mariage) observe avec précision et effroi la vie de son ami, tout en étant épouvanté par le destin de l’Allemagne, dont la nouvelle idéologie lui répugne. Il est limité par son humanisme bourgeois (portrait de l’auteur lui-même), aussi peu capable de comprendre l’esprit démesuré du compositeur que de se battre contre le nazisme. Tandis que Adrian, lui, reste totalement étranger au cataclysme qui se trame, dont il ne perçoit qu’un écho lointain, tout à ses compositions musicales, puis à son silence, après la mort d’un enfant angélique, son neveu chéri.
Le roman est en fait une sorte de fourre-tout encyclopédique, extrêmement touffu, développant des aperçus sur l’histoire, la théologie, la philosophie, et, bien sûr, surtout sur la musique. Dans ce dernier domaine, il est certain que bien des pages échappent au faible connaisseur que je suis, même si en tant que lecteur, je suis resté fasciné par les nombreuses pages traitant des accords, de l’harmonie, du contrepoint, de la construction musicale. J’apprécie toutefois des notations comme celle-ci, que dit Adrian à moment donné : « La musique oscille entre la débauche et la règle conventuelle. » Comme la vie ?
C’est donc un livre à lire lentement, car il faut se placer à la hauteur de vue de l’auteur, de son immense érudition et de la complexité du livre. Mais, nous rappelle Thomas Mann : « seul l’art pouvait donner du poids à une vie que, sinon, la facilité réduirait à un mortel ennui. »
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