C'est pourquoi nous ne perdons pas courage, et même si en nous l'homme extérieur va vers sa ruine, l'homme intérieur se renouvelle de jour en jour.
(Paul, 2 Corinthiens 4:16)
Heureusement que "l'homme intérieur" est toujours vivace en moi, car avec les hécatombes actuelles, les meurtres à grande échelle, les ruines et les guerres de plus en plus sauvages, il y aurait de quoi perdre courage et se laisser sombrer. Et la poésie, qui renouvelle en moi l'intériorité, me maintient debout, et je ne suis sans doute pas le seul. même si elle ne trouve plus que quelques lecteurs esseulés.
Voici donc le poème du mois, trouvé aujourd'hui sur la magazine Lundi matin que je reçois chaque semaine sur internet. Je pourrais presque en signer chaque ligne, tant ça me parle. Je découvre l'autrice, qui signe des textes pour des livres d'artiste ; elle ma plait. Et vous ?
Extrême contemporain
Natanaële Chatelain
paru dans lundimatin#475, le 13 mai 2025
Le trop d’images nous enlève
la vue, le trop de bruit
assomme.
Chacun s’affaire à
trouver sa part de marché
comme s’il n’y avait pas
d’alternative.
Exagération des couleurs et des sentiments
jusqu’à l’écœurement. Tourisme –
vains
déplacements où tout le monde reste chez soi !
Le
cosmicide dans les mains de tous.
Perdu le sens du proche et du
lointain.
Perdu le murmure impeccable des choses mêmes.
Perdu
le ressac de la mémoire des morts dans nos vies –
ne reste
que des abstractions contre l’éternité d’une vitre.
Accrochage
décoratif, muséal, où les foules font la queue
pour ramener
une preuve de leur passage.
L’art comme toile de fond.
Papier-peint d’intérieurs :
la vie réduite à une mode
et les livres
à des données sur des étagères vides.
Qui
choisit encore ses mots ? Question de terrain.
Qu’attendre
d’une culture qui distribue des garanties, des prix
des
titres – autorisation à la différence annulable…
dès
que ça gène, on ampute !
Jeu de dupes que chacun accepte
pour un instant d’éternité pipée.
Par
où passe la vie ? Qui la choisit ?
Question
politique.
Le paysage se dépose sur la toile comme une
ombre.
L’agent orange poursuit ses ravages au cœur des
forêts.
Nous sommes en train de perdre la terre.
Je me
désaxe du vide pour revenir au monde sensible.
Désir de me
débarrasser du pur et de l’impur,
ce découpage vicieux qui
vire toujours au totalitarisme.
Je
tiens sur le pavé humide du matin. Je reviens aux mots,
je n’ai
pas d’autres lieux pour comprendre l’agitation dehors.
Je
reprends pied dans le langage, reprise
individuelle,
incessante, inclassable, insensée.
Je touche le temps et les
visages, j’y mets les mains
comme on dit « y mettre son
âme ».
Incarner est ma voie d’accès à naître, à
connaître,
c’est l’endroit où Cassandre continue à dire
le monde
tel qu’il est.
Je pars de là. J’avance à
tâtons.
La colonne d’air qui me traverse m’ouvre le champ.
Oui, j’entends des voix ! Chants d’oiseaux
mêlés
d’histoires. Voix perçantes dans la nuit du temps –
brèche
ouverte par laquelle je ressens
sans avoir besoin de
croire.
Extrême-contemporain – corps-sensible
dans
l’orage qui éclate au cœur de l’été, neige rougit
jusqu’aux
pétales de soif.
Ce n’est pas une conclusion, c’est une
décision.
Vivante !
Natanaële
Chatelain
mai
2025
Livre d'artiste de Jean-Marc Brunet, testes de Natanaële
Chatelain, AB éditions, 2019