lundi 5 août 2019

5 août 2019 : La décroissance ou l'art de vivre


la liberté, pourquoi faire ? Penser et agir librement, sans doute, mais aussi détruire la nature et ravager la planète sans vergogne, et exploiter les autres de façon éhontée.
(Serge Latouche, La décroissance, PUF, 2019)


Comment continuer à vivre de façon démesurée dans notre monde si limité ? J’entendais à la radio récemment qu’on avait consommé dès le mois de juillet toutes les ressources naturelles qui peuvent être produites en une année : nous vivons donc sur nos réserves, ou à crédit. Si toute l’humanité vivait comme un Français, il faudrait trois planètes, comme un Américain, il en faudrait six. Quand tout cela va-t-il s’arrêter avant qu’on ne se tourne vers une catastrophe humaine avec la surpopulation, écologique avec le réchauffement climatique, la pollution généralisée et les montagnes de déchets, sociale avec l’affrontement entre la clique des riches privilégiés et la masse des déshérités ?
Le petit Que sais-je ? de Serge Latouche vient à point pour combler une lacune que nos grands médias n’évoquent que trop rarement, que nos politiques ne signalent que par inadvertance ou pour la dénigrer : le moment n’est-il pas venu de penser la décroissance et de sortir du productivisme à outrance, "entreprise de destruction qui se perpétue sous l’égide de la croissance économique", afin de se réorienter vers une civilisation de la mesure, de la simplicité et de la vertu ? Je sais, ces trois mots sont devenus des "gros" mots aujourd'hui, à éviter... Et pourtant.


Après avoir en introduction défini l’histoire et la signification de la décroissance, l’auteur expose les raisons de sortir de la société de consommation, de la dictature du PIB, il énonce les objectifs d’une décroissance, défi qui n’est ni de droite ni de gauche, avec l’utopie concrète des 8 R ("réévaluer, reconceptualiser, restructurer, relocaliser, redistribuer, réduire, relocaliser, recycler"), et prévoit les écueils et malentendus à dissiper, tout en donnant des pistes pour réussir la transition, afin de réussir à réenchanter le monde, en décolonisant notre imaginaire du consumérisme.

Quelques perles glanées ici et là dans cet essai très dense :
"Alors que toutes les sociétés humaines ont voué un culte justifié à la croissance biologique, seul l’Occident moderne a fait de la croissance abstraite sa religion. l’organisme économique, c’est-à-dire l’organisation de la survie de la société, non pas en symbiose avec la nature, mais dans le cadre d’une exploitation sans vergogne, doit croître indéfiniment, comme doit croître son fétiche, le capital. […] La société de croissance est l’aboutissement de l’économie de production capitaliste ; or celle-ci, […] est fondée sur une triple illimitation : illimitation de la production, et donc des ressources naturelles renouvelables et non renouvelables, illimitation de la consommation, et donc de la création de nouveaux besoins toujours plus artificiels et superflus, et surtout illimitation dans la production des déchets, et donc de la pollution de l’air, de l’eau et de la terre" :
eh bien oui, avouons-le, on ne décroîtra pas sans sortir du capitalisme ravageur... Et tant pis pour Margaret Thatcher et son fameux "There is no alternative".
"La société de croissance […] n’est pas souhaitable pour au moins trois raisons : elle engendre une montée des inégalités et des injustices, elle crée un bien-être largement illusoire, elle ne suscite pas pour les « nantis » eux-mêmes une ambiance conviviale mais bien plutôt constitue pour tous une « anti-société » ou une dissociété malade de sa richesse. […] Pourtant, cette libération n’est pas aussi facile qu’on pourrait le penser, parce que nombre de salariés sont devenus non seulement des drogués de la consommation, mais même des drogués du travail. […] La mondialisation étant ce jeu de massacre planétaire, mettant en concurrence tous les territoires en faveur du moins-disant fiscal, social et environnemental, détruit la base économique et sociale de l’autonomie locale : la paysannerie, l’artisanat, la petite industrie, le négoce indépendant. Elle engendre une uniformisation planétaire qui réduit les cultures au folklore et vide le politique de toute substance au profit de la seule loi du marché."

Et, plus loin cette phrase terrible : "La […] canicule de l’été 2003 qui a réveillé la conscience de certains en a poussé beaucoup d’autres à s’équiper en climatiseurs dont on sait les effets désastreux sur l’environnement." J’avoue avoir frémi à plusieurs reprises dans les rues de Bordeaux en recevant soudain comme une trombe d’air chaud, dont je suis certain qu’il provenait de climatiseurs, notamment de grands magasins, qui renvoient l’air chaud dans la rue. En mars 2017, à Basse-Terre, en Guadeloupe, j’avais ressenti les mêmes effets dans les rues où cet air chaud s’additionnait à celui du soleil plombant pour rendre la marche intenable. Pourquoi faut-il qu’une technique ait si souvent des effets négatifs ? Et on pourrait multiplier les exemples de la technoscience (le smartphone, par exemple, dont les rares effets positifs sont contrebalancés par des effets secondaires nocifs qui sautent aux yeux, à mes yeux en tout cas) qui nous soumet à ses diktats, ceux de la société de marché, qui nous fait "la proie sans défense de la publicité et [de] l’addiction consumériste." Ainsi, dans le film Ceux qui travaillent, vu en avant-première, on voit le fils réclamer à son père la nouvelle version du smartphone, clamer qu'il n'est pas question de diminuer le niveau de vie (quand son père est au chômage) : les jeunes sont encore plus addicts que nous !


L'auteur conclut qu'on en a perdu notre "faculté d’émerveillement devant la beauté du monde qui nous a été donnée, que le productivisme saccage par sa prédation et que le consumérisme s’efforce de détruire par la banalisation marchande." De ce fait, l'art nous sauvera : "l’objecteur de croissance est aussi nécessairement un artiste. Quelqu’un pour qui la jouissance esthétique est une part importante de la joie de vivre. La décroissance doit être un art de vivre, un art de vivre bien, en accord avec le monde, un art de vivre avec art."

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