mardi 5 décembre 2017

5 décembre 2017 : "12 jours" ou la mesure de la souffrance


Don Fernand : le plus grave des malheurs, la sagesse peut le vaincre.
(Pedro Calderon de la Barca, Le prince constant, Éd. Théâtrales, 2005)

J’imagine que la plupart de mes lecteurs n’ont jamais mis les pieds dans une prison. Ce ne fut pas mon cas, car professionnellement, j’ai visité toutes les prisons du Poitou-Charentes entre 1995 et 1999, et par ailleurs, j’ai participé activement aux animations culturelles proposées par l’association D’un livre l’autre dans les prisons de Poitiers, puis de Vivonne, jusqu’à mon départ vers Bordeaux en 2011 : venue d’écrivains, et séances de lecture à haute voix. J’ai toujours été saisi par les hauts murs, les miradors, les nombreux sas (une porte ne peut s’ouvrir que si la précédente est fermée), les grilles verticales et grillages horizontaux, tout ce qui a trait à l’enfermement et au manque absolu de liberté, l’allure le plus souvent un peu triste ou maladive des détenus, sans doute bourrés de médicaments. J’en suis toujours sorti un peu déprimé : car pendant mon bref passage, je me sentais moi-même emprisonné, comme doivent se sentir aussi gardiens et surveillants. Et cependant, je n’ai jamais mis les pieds dan un hôpital psychiatrique où l’on parque les malades mentaux hospitalisés sous contrainte, c’est-à-dire prisonniers eux aussi.

C’est ce que nous montre le beau film de Raymond Depardon, 12 jours. Entre deux séances de "dialogue" entre un juge et un malade assisté de son avocat, le cinéaste nous promène dans les longs couloirs de l'hôpital (aussi anxiogènes et froids que ceux des prisons) où, de-ci de-là, errent ceux qui sont en proie à des tourments intérieurs et des souffrances psychiques, qui m’ont paru là aussi bourrés de neuroleptiques, quand ils ne sont pas enfermés et assujettis à un lit de contention, comme le révèle l’une des malades qui a dû subir cette violence inouïe lors de son arrivée : entourée d’une douzaine de personnes, elles fut déshabillée, puis attachée. Ces femmes et ces hommes sont là, emmenés le plus souvent de force et sans leur consentement (sous contrainte) parce qu’ils peuvent présenter un danger pour eux-mêmes ou pour les autres, voire un trouble pour l'ordre public. Cependant, depuis la loi du 27 septembre 2013, les patients hospitalisés sous contrainte dans les hôpitaux psychiatriques doivent être présentés à un juge des libertés et de la détention avant douze jours puis tous les six mois si nécessaire. Un juge évalue alors avant la fin des douze jours, à partir du dossier médical qui lui est fourni, si l'hospitalisation doit se poursuivre (le plus souvent), s'arrêter (rarement), ou s'adapter (permissions de sortie, par exemple). C'est ce que Raymond Depardon nous montre : ce temps de dialogue très court, mais chargé de sens. 

 
Inutile de dire qu’on a affaire ici à une humanité extrêmement cabossée, malmenée par la vie : une toute jeune femme, ancienne de la DASS, raconte les viols qu’elle a subis, et souhaiterait sortir pour retrouver sa fille de deux ans, probablement placée elle aussi en famille d’accueil ; un homme sorti de prison pour être amené ici (car classé irresponsable pénalement) souhaite retrouver son père qu’il a tué dix ans plus tôt ; une employée d’Orange, victime du harcèlement au travail, se montre en situation d’extrême détresse ; une autre est là parce qu’elle a un comportement suicidaire (trente-sept ans de solitude, dit-elle, c'est-à-dire depuis sa naissance), elle demande à mourir ; un jeune migrant Angolais a atterri ici après une longue période d’errance et de misère dans la rue... Filmés de très près, leurs visages en gros plan, tous ces "patients" ont les yeux hagards, tiennent parfois des propos incohérents, ne comprennent pas toujours les dires des juges. On découvre ainsi un domaine de la justice qui nous interpelle : comment protéger ces êtres brisés par la vie ? 
Et Depardon garde un regard neutre aussi bien sur les internés que sur les juges. Le film ne juge pas, il montre. Entre deux audiences, la caméra longe longuement des couloirs où des "patients" errent comme des âmes en peine, le corps souvent de travers, balbutiant parfois, devant des chambres closes où on entend ici ou là des cris, se déplace dans les jardins et les cours où l’on tourne en rond comme dans les prisons, entourés de grillages surmontés de barbelés, s’évade vers les espaces brumeux de la ville, comme un reflet de la bouleversante détresse des "pensionnaires" qui nous frigorifie.
Je suis rarement sorti d’un film en me disant qu’il était de première nécessité comme celui-ci. Notre monde va très mal pour en être arrivé là. Le film nous livre en effet une image terrifiante de la vulnérabilité sociale, et peut-être, mais sans appuyer, de notre responsabilité dans la mise au jour des maladies psychiques : insécurité due à la très grande solitude, en particulier. Comment réparer ce type de souffrances, se demande-t-on ? Les médicaments ne semblent transformer la plupart des patients (tout en les calmant, certes) qu’en une sorte de zombies, incapables, en effet, de reprendre une vie normale. Mais ces audiences redonnent, au moins momentanément, aux patients leur statut d’humanité, entrevoyant au loin la liberté qu’ils espèrent. Car ce n’est pas pareil pour eux d’être écoutés par ces juges, hommes et femmes, que par des psychiatres, comme le montre la parole de certains d’entre eux. Peut-être leur manque-t-il un Frantz Fanon qui les écouterait vraiment ?
 
Et, voyant le film, je n'ai pu m'empêcher de faire le lien avec la prison qui rend une forte proportion de détenus incapables de reprendre une vie normale, après une longue incarcération ! 
 

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