jeudi 3 décembre 2015

3 décembre 2015 : les « charognards »


Symboliquement, en matière d’information, nous vivons sous un régime d’absolu bombardement informatif, dans une espèce de veille continue, sans que nous ayons, pour ainsi dire, la possibilité de fermer les yeux. Ainsi, ce qui semble urgent, c’est d’échapper à ce flux, de trouver un refuge, en somme de défendre « le droit à ne pas être informé ».
(Eduardo Lourenço, La splendeur du chaos, trad. Annie de Faria, L'Escampette, 2002)



Je pars samedi. Comme il me tarde d'être à Marrakech : je me passerai d'internet, de télé et de radio, de journaux, et me déconnecterai pendant une semaine de la vie en France, dominée par ceux que j'appelle les « charognards », les journalistes qui se vautrent dans la fange. Dans le Télérama de cette semaine, je vois que je ne suis pas le seul à être écœuré ; Bartabas, interviewé, dit : "je suis choqué par l'exploitation commerciale qui en est faite par certains médias, les chaînes d'info en continu ou ces journaux qui publient des numéros spéciaux, avec les photos des victimes. Qu'on fasse de l'argent avec ça me scandalise. Par ailleurs, ajouter du drame au drame, c'est faire le jeu des terroristes, dont le but premier est de nous faire flipper"
J'avoue être vraiment ravi de n'avoir pas assisté en janvier dernier, après le premier attentat (je venais de monter sur le cargo), à cet étalage, cette débauche de soi-disant information qui flatte les émotions légitimes, les sentiments d'horreur tout aussi légitimes, sans le moindre recul, comme si on était devant un film d'action et non pas une tragédie.
 
"Cette fin de siècle, d’une violence sans pareille, a la télévision qu’elle mérite, et mérite la télévision qu’elle a", ajoute Eduardo Lourenço dans le bel essai cité en exergue. Il écrivait pourtant tout ça il y a une vingtaine d'années, et ça s'est aggravé depuis. Oui, nous avons la télévision que nous méritons, puisque nous avons l'imbécillité de la regarder. Nous avons la politique belliqueuse que nous méritons, puisque nous ne protestons jamais contre notre production d'armement, et qu'au contraire, nous applaudissons les « charognards », quand ils se gargarisent de nos fabuleuses ventes de Rafale. Nous vivons sous la tyrannie d'un mode de vie que nous choisissons de moins en moins, puisqu'il nous est imposé de l'extérieur par le libéralisme triomphant : course à la consommation et au crédit, pollution à outrance, gaspillage de l'eau et des ressources naturelles, abandon des vieillards, absence de réelle éducation des enfants qu'on abandonne aux machines et à la technologie (comme si la tendresse et les sentiments n'étaient pas plus importants que des jeux vidéo débilitants), insuffisante connaissance de notre langue – qui est notre vraie patrie (d'où la violence des exclus, qui la maîtrisent mal), pauvreté spirituelle généralisée que ne peut combler la société marchande...
Résultat : l'intolérance reprend du poil de la bête. Ça m'avait déjà frappé lors de mon retour du cargo en avril, en entendant les conversations au bar du TGV. On était à trois mois des attentats de Charlie pourtant. Je pensais que c'était plus ou moins tassé. Mais le racisme avait lâché la bonde et sa bêtise rance puait à plein nez. Mêmes impressions dans l'ascenseur de ma tour, où j'ai entendu des mots nauséabonds ; là encore, je découvrais avec angoisse les constatations d'Eduardo Lourenço : "Au cœur d’une culture comme la nôtre, qui vit la tolérance comme une donnée, avec une bonne conscience totale - l’intolérant, c’est l’autre, celui qui n’a pas encore accédé au modèle démocratique occidental tel que des siècles de lutte pour la tolérance l’ont inventé - sommes-nous en situation de percevoir encore les vrais contours de l’intolérable ?"
Et, bien sûr, le « F Haine » surfe sur la vague avec le plus grand bonheur : plus ses mots sont grossiers, perversement ambigus, plus ça marche. D'ailleurs, on n'entend qu'eux à longueur de radio, alors que je n'y ai encore jamais entendu les gens de « Nouvelle donne », par exemple. Or, nous sommes en période électorale, et chacun des groupes présentant des candidats devrait avoir le même temps de parole. Que fait le CSA ?
Pendant une semaine, je serai sourd, fort heureusement, et me passerai bien de lire ou d'écouter les « charognards »
 

Aucun commentaire: