vendredi 4 décembre 2015

4 décembre 2015 : Molière, MOLIÈRE !


Qui douterait des bienfaits d'un changement périodique d'air et de lieu non seulement pour la santé, mais aussi pour la créativité, ce mouvement continuel de l'âme (motus animi continuus), laquelle, du moins en ce qui me concerne, exulte dès que je franchis les frontières de ce pays ?
(Imre Kertész, Procès-verbal, in Le drapeau anglais, Actes sud, 2005)


Avant de partir pour Marrakech, où je compte bien exulter en arrivant, je voudrais revenir sur ma portion de phrase d'hier : notre langue – qui est notre vraie patrie. 
Oui, bien que moi-même il m'arrive parfois de dire avec plaisir que je suis landais, je pense que ma vraie patrie, c'est la langue, cette langue que je ne parle sans doute qu'imparfaitement, mais dont je m'efforce d'améliorer la qualité par la lecture de romans, de théâtre, de poésie, d'essais divers, de livres étrangers en traduction aussi. Il m'arrive parfois de croire que je n'ai pas appris à lire : je sais que ma mère s'est aperçue un beau jour que je savais lire, alors que j'étais encore à l'école maternelle à Bordeaux. J'allais avoir cinq ans et j'avais compris le système de décodage. Depuis, j'ai lu tout ce qui me tombait sous la main : au début, c'était surtout le canard local, Sud-ouest, dont je dévorais - entre autres - les pages consacrées au Tour de France fin juin début juillet. C'était une époque de grande pauvreté, il y avait peu de livres. Nous eûmes pourtant quelques livres adaptés à notre âge, en particulier une assez belle édition des Contes de Perrault, que nous connûmes rapidement sur le bout des doigts, une adaptation du David Copperfield de Dickens également, un Tintin, Les cigares du pharaon... peu de livres donc. Mais aussi les magazines féminins de ma mère et de ma grand-mère ou de ma tante chez qui j'allais en vacances.


  illustration de Gustave Doré pour Le petit Poucet
(ça ne nous faisait pas peur)
J'ai découvert les plaisirs de la littérature au lycée, à partir de la classe de 5ème, quand je me liai d'amitié avec Alain P. Âgé d'un an de plus que moi, il était très grand lecteur, ayant eu une enfance solitaire et il m'initia au roman. À vrai dire, j'appréciais depuis l'école primaire la poésie et les fameuses récitations. Je découvris avec ravissement au lycée le théâtre classique – et sans doute très anormal parmi mes condisciples – je ne me contentais pas de lire les seules scènes à étudier, mais les pièces entières de notre trio vedette, Corneille, Molière et Racine, qui devaient, surtout le troisième, en barber plus d'un parmi les élèves, mais qui me fascinaient. Et si je lis toujours les trois, j'ai gardé un faible pour Molière qui a élevé la langue française à un très haut niveau : quand j'ai commencé à gagner ma vie, je n'ai eu de cesse d'aller voir leurs pièces au théâtre. De Racine, j'ai vu sur scène Andromaque, Bérénice, Britannicus, de Corneille (qu'on joue très peu) Le Cid et de Molière, L'avare, Tartuffe, Le misanthrope, Dom Juan, L'école des femmes, Le malade imaginaire, et Les femmes savantes. J'ai relu ces pièces chaque fois avant d'aller les voir. Je les ai vues aussi à la télévision ou en dvd (je me suis offert le coffret Molière de la Comédie française l'an passé). Je baigne dans cette langue classique et dans ces alexandrins comme un poisson dans l'eau : c'est dire si je suis anormal !
Quand j'ai connu Claire – et ce fut exactement pour moi comme pour Marc Bernard : "J'ignorais bien entendu que ce fût elle, mais quelque chose en moi le savait ; c'est pourquoi je l'observais avec tant d'intérêt, de curiosité, comme si je pressentais qu'elle recelait ce qu'aucune femme ne m'avait encore donné" (La mort de la bien aimée, Gallimard, 1972) – nous n'eûmes de cesse d'aller au théâtre très souvent dans les divers lieux où nous avons vécu : Auch, Basse-Terre, Amiens, Poitiers, ou lors de nos déplacements (Paris, Toulouse, en particulier). Et cette commune passion, en particulier pour Molière, au génie si français, constituait notre « patrie ». Je n'ai d'ailleurs jamais compris pourquoi la majorité de nos concitoyens ne relisent plus ces grands auteurs quand ils quittent le milieu scolaire. Je ne les ai pour ma part jamais quittés, et ils me l'ont bien rendu : ils ne m'ont pas quitté ! 

C'est chez eux et dans leur langue, chez Racine, le plus poète des trois ("le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur"), comme chez Corneille, le plus épique ("J'attaque en téméraire un bras toujours vainqueur") et chez Molière, le plus varié ("Et dans l’objet aimé, tout leur devient aimable") que je retrouve ce qui, maintenant que je suis vieux, me rattache encore à la vie : "la beauté que les ans ne peuvent moissonner" (très beau vers des Femmes savantes), l'éternelle beauté de la langue, que je découvre aussi bien sûr dans les textes poétiques et, de façon plus secrète, dans les grands textes sacrés.
En essayant de faire mienne cette langue, je pense à tous ceux qui n'ont pas eu cette possibilité, qui n'ont pas fait ces découvertes, et qui ne trouvent d'autres voie que la violence pour se tenir debout dans le monde et pour rassasier leur "faim et soif de justice" (Matthieu, 5,6). Car, sans langue véritable, ils sont forcément sans patrie !

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