L'homme
libre est toujours en marche. Il ne se soucie ni de semailles, ni de
moissons, moins encore de terrains et de clôtures. Entravé, pris au
piège des saisons, « réprimant cette pulsion inséparable de
son système nerveux » qui le fait tenir debout et le pousse à
avancer, à aller toujours, le sédentaire contrarié libère son
agressivité, sa cupidité, développant pour compenser une obsession
de la nouveauté comme de l'accumulation.
(Jean-Luc
Coatalem, La
consolation des voyages,
Grasset, 2004)
C'est
une vieille dame ; au moment où je sors de la tour pour aller
faire mes courses en cette fin d'après-midi de mardi, il est 17 h.
je la croise à l'angle du trottoir de ma tour. Elle pousse un
déambulateur et semble très handicapée. Je la salue, lui demande
si elle a besoin d'aide pour franchir le dénivelé du trottoir, car
bien entendu, elle risque de perdre son précaire équilibre, malgré
les quatre roues du déambulateur.
On
papote. Elle s'appelle Danika, est "originaire
de Yougoslavie, celle de Tito, pas l'horrible d'aujourd'hui, habite
dans la maison de retraite voisine, étant donné son état de
dépendance".
Mais elle tient à sa balade quotidienne en déambulateur, qui
"remplace
les anti-dépresseurs",
ajoute-t-elle avec un sourire lumineux. "Et
vous allez loin ?",
je lui demande. Elle a un petit rire malicieux et ne répond pas à
ma question, mais dit : "C'est
que c'est c'est une prison, vous savez, là-bas !"
Ça y est, elle a quitté le trottoir pour s'engager dans l'allée,
avec mon aide. Avant de la laisser, je lui demande : "Ce
n'est pas indiscret de vous demander votre âge ?"
Coquetterie dans le regard : "Combien me donnez-vous ?"
Difficile de donner un âge, à cause du handicap important de la
marche. Je me lance : "80 ?" Elle rit. "Je
suis née en 42, me dit-elle. Faites le calcul." Ai-je mal
entendu, a-t-elle voulu dire ou dit 32, qui me paraîtrait plus
conforme à son allure et à sa physionomie, je ne sais pas. Mais je
reste coi. Tant elle paraît bien plus que soixante-treize ans, si
tant est que ce soit son âge réel.
Elle
me demande mon prénom et me laisse continuer mon chemin. Une
demi-heure plus tard, j'ai rempli mon sac au supermarché et complété
en achetant du pain chez le boulanger. Je rentre. Que ne vois-je pas
sur le parvis central de mon petit centre commercial ? Danika,
qui a parcouru les quelques 200 m en une demi-heure. Pour elle, pas de barrières, pas de clôtures, elle refuse d'être entravée.
Elle
me reconnaît. "Ah ! Jean-Pierre ! Vous avez fini..."
"Oui, je rentre, avez-vous besoin d'aide pour regagner votre..."
Toujours son sourire plein de malice. "Prison ? Non, moi, je commence, je
vais au supermarché. je rentrerai quand je pourrai." J'en revenais pas. Bon, si on la laisse
sortir, c'est qu'elle peut, me suis-je dit. Comme je tenais à la
main le plateau de pêches plates que je venais d'acheter, j'en sors une qui me semble mûre et je la lui donne. Elle la glisse dans le petit sac
placé sur le déambulateur. "Je la montrerai à la caisse avant
d'entrer, me dit-elle, pour pas qu'on croie que je l'ai volée !"
Je ris. "Comme vous voulez, mais ça ne me paraît pas
indispensable." Je lui serre la main ; elle garde la mienne
assez longuement. "Vous êtes gentil, vous ! On
se reverra ?"
Et
nous nous quittons sur cet espoir, tandis qu'elle enfourche son
déambulateur pour rejoindre, au pas de sénateur de la tortue de La
Fontaine, l'entrée du supermarché distante de vingt mètres...
Allons,
me suis-je dit, tout en restant immobile pour la regarder qui tente
de trottiner. Quel âge peut-elle bien avoir ? Quelle maladie
a-t-elle eu qui l'a diminuée à ce point ? Comment vivre
l'enfermement sans le considérer comme une prison ? Et je
contemplais mon futur incertain : je me voyais un peu plus âgé
et réduit pareillement à cet état diminué, inquiétant et
redouté... et qui m'attend. Tahar
Ben Jelloun, dans L'ablation
(Gallimard, 2013), écrit : "C'est
la grande leçon que je tire de cette épreuve : accepter ce qui
arrive. Avoir la force de recevoir le présent comme il est et ne pas
protester. Ce n'est pas du fatalisme ou de la passivité imbécile.
Non, c'est la sagesse profonde, au sens où l'on dit que vivre, c'est
apprendre à mourir."
Puissé-je
être sage quand viendra mon tour !
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire