mardi 3 juin 2014

3 juin 2014 : texte du mois, pas de moi


Civilisation


Un homme meurt en moi toutes les fois
Qu'un homme meurt quelque part assassiné
Par la peur et la hâte d'autres hommes.
Un homme comme moi : pendant des mois
Caché dans les entrailles d'une mère,
Né comme moi
Entre l’espérance et les larmes
Triste d'avoir joui,
Et fait de sang et de sels et de temps et de rêves.
Un homme qui voulut être plus qu'un homme
Capable de léguer joyeusement ce que nous laissons aux hommes à venir
L'amour, les crépuscules et les femmes
La lune, la mer, le soleil, les semailles,
Des tranches d'ananas glacés
Sur les plateaux de laque de l’automne,
Le pardon dans les yeux,
L’éternité d'un sourire
Et tout ce qui vient et qui passe
L'angoisse de trouver
Les dimensions d'une complète vérité.
 
Un homme meurt en moi chaque fois qu'en Asie
Ou sur le bord d'un fleuve
D’Afrique ou d'Amérique
Ou au jardin d'une ville d'Europe
La balle d'un homme tue un homme
 
Et sa mort défait
Tout ce que je croyais avoir hissé
En moi sur des roches éternelles :
Ma foi dans les héros,
Ce goût que j'ai, de me taire sous les pins,
Et mon simple orgueil d'homme
Quand j'entendais mourir Socrate dans Platon
Et jusqu'à la saveur de l'eau et jusqu'au clair
Délice de reconnaître
Que deux et deux font quatre,
 
Car de nouveau tout est mis en doute
Tout
De nouveau s'interroge
Et pose mille questions sans réponse
À l'homme où l'homme
Pénètre à main armée
Dans la vie sans défense d'autres hommes.
 
Soudain blessées,
Les racines de l'être nous étranglent !
Et plus rien n'est sûr de soi
Ni dans la semence le germe,
Ni l'aurore pour l'alouette
Ni dans le roc le diamant,
Ni dans les ténèbres l'étoile
Lorsqu'il y a des hommes qui pétrissent le pain de leur victoire
Avec la poussière sanglante
D'autres hommes.


Jaime Torres Bodet 
 

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