mercredi 9 mai 2012

9 mai 2012 : l’œil ouvert



il faut que quelque chose d'inconnu, d'insensé, arrive. J'ai une peur bleue du prévisible. D'une vie calculée. Parce qu'à la fin, un moins un égale zéro, et alors c'est la mort.
(Rafael Horzon, Le livre blanc de Rafael Horzon)


Me voici aujourd'hui pour parler cinéma, décidément un art que je révère et dont je pourrais difficilement me passer. C'est que je viens de voir successivement trois films qui, chacun, m'ont rappelé que nous vivons, selon le mot de Kafka (dans son Journal intime, Grasset, 2003, trad. Pierre Klossowski), "le nez plongé dans le fleuve du temps ; voici que nous reculons, nageurs autrefois, promeneurs à présent, nous sommes perdus. Nous sommes hors-la-loi, nul ne le sait, et pourtant chacun nous traite comme tels." Car ces trois films nous plongent dans le fleuve du temps pour nous faire découvrir les valeurs essentielles du rapport à l'autre, de l'altruisme et de la générosité, notions qui peuvent paraître ringardes aujourd'hui, dans une société si individualiste et dans le monde néo-libéral, où chacun peut bien crever tout près de nous sans qu'on lève le petit doigt ou même sans qu'on s'en aperçoive.

 
Commençons par le premier vu par ordre chronologique. El Chino est un film argentin réalisé par Sebastian Borensztein. Le héros, Roberto, est un vieux garçon maniaque (il éteint tous les soirs la lampe de chevet à 23 heures précises), qui tient une boutique de quincaillerie où il vend un peu de tout, et en particulier des boulons, pointes et vis qu'il s'amuse à compter quand il reçoit les boîtes que lui proposent les fournisseurs, constatant qu'il n'y a jamais le nombre indiqué (en général nettement moins!). Il rabroue ses rares clients. Son seul ami est le facteur, nanti d'une belle-sœur, Mari, tout aussi vieille fille, et qu'il aimerait bien caser, d'autant que Roberto ne lui est pas indifférent. Le postier lui apporte des collections de vieux journaux dans lesquels, autre maniaquerie, Roberto découpe les faits divers les plus extravagants que la presse quotidienne excelle à rapporter, faits divers qui le font rêver par procuration, notamment des amours imaginaires. Et voilà qu'un jour, un jeune Chinois lui tombe dessus (je vous laisse découvrir le pourquoi) : Jun vient de débarquer en Argentine à la recherche de son oncle qui y vit depuis longtemps. Mais Jun ne parle pas un mot d'espagnol et Roberto pas un mot de chinois ! Roberto a le malheur de le prendre en compassion et de l'héberger pour une nuit. Et ce mouvement incongru de générosité va bouleverser sa vie : de bougon et cynique, il va presque devenir aimable et romantique, de solitaire, il va apprendre à se laisser apprivoiser. Et sa petite vie étriquée, calculée au millimètre et prévisible, va enfin changer ! Un très beau film, d'une humanité chaleureuse : ah, ça fait du bien !

 
Le deuxième est un film allemand, Pour lui (réalisé par Andreas Dresen). Là, je dois dire que j'étais de plain-pied dedans. Car c'est de la vie et de la mort dont traite ce film. Frank, le héros, apprend tout au début qu'il a une tumeur au cerveau inopérable et qu'il lui reste seulement quelques mois à vivre. Ce père de famille, ouvrier, flanqué d'une épouse aimante, Simone, conductrice de tramway, et de deux enfants, Lili, adolescente et un petit garçon, Mika, huit ans, va devoir faire face à ce drame et réussir à se faire accompagner jusqu'au bout par sa famille. C'est dur, j'ai connu ça. Bien des scènes étaient pour moi du vécu. Car les pertes progressives des facultés physiques et mentales, l'agressivité du malade, les difficultés à accompagner, les soignants admirables, le dévouement nécessaire pour aller jusqu'à la fin du parcours, le fait de sentir hors la loi commune et abandonné, l'envie que ça finisse, tout ce quotidien lié à une telle maladie, est transcrit ici avec une grande délicatesse mêlée à un réalisme parfois brut (certaines scènes relèvent du documentaire, comme la toilette intime du grabataire) qui nous rappellent sans pathos que nous devons accorder à la mort une place que notre société occulte. La lucidité et la dignité du héros encouragent la tendresse de son entourage, malgré les troubles de son comportement et les découragements inévitables qu'il cause. Il y a de très belles scènes. Pour moi, il ne s'agit pas d'oublier, même si la fin du film montre l'épouse ouvrant une fenêtre : la vie continue. Un film nécessaire pour regarder sa propre vie en face et se préparer soi-même au départ.

 
Enfin, le troisième film, Indian palace, est un film anglais de John Madden, qui m'avait été chaudement recommandé par mon amie anglaise. Je l'ai vu en avant-première en compagnie d'une de mes sœurs, et nous en sommes sortis ragaillardis. C'est aussi un film sur la vieillesse et l'ouverture (ou la fermeture) possible qu'elle représente. Au départ, un petit groupe d'Anglais retraités (veufs, célibataires ou couples à qui les maigres économies ne permettent pas de vivre décemment en Angleterre, ni de s'y faire opérer de la hanche pour l'une d'entre elle) répond à une annonce d'internet promettant une vieillesse paradisiaque dans un palais hindou transformé en hôtel pour retraités (the Best Exotic Marigold Hotel for elderly). Las, ils déchantent, à l'arrivée ; le palais n'est plus qu'une ruine, même si son jeune directeur, incorrigiblement optimiste (son credo, c'est "Tout est bien qui finit bien ; et si ça n'est encore bien, c'est que ce n'est pas la fin"), envisage les transformations nécessaires ; mais il est sans argent et cherche désespérément un mécène. En attendant, le petit groupe d'Anglais représente les seuls clients. Il leur faut s'adapter à un mode de vie très différent (nourriture, confort, bruits, odeurs, grouillement de la foule dans les rues). Vont-ils réussir à rebondir loin de la douilletterie anglaise ? Peut-on se refaire une vie après soixante-cinq ans ? Ou même en certains cas en débuter une ? Retrouver un amour de jeunesse ou constater que son couple bat définitivement de l'aile ? Dans tous les cas, sortir du prévisible, car ici, en Inde, il faut repartir à zéro ? Ici, rien de pesant, c'est un film léger et savoureux, qui assume les clichés (à voir en v. o., bien sûr, pour les excellents comédiens britanniques, un vrai bonheur) et nous fait comprendre que nous avons beaucoup à apporter aux autres et aussi à recevoir. Une belle leçon, non ? Mais je sais que vous en êtes convaincus !
Et c'est cette même leçon que nous délivrent les trois films. On va peut-être me trouver incorrigiblement fleur bleue, mais je préfère la générosité à l'égoïsme, la liberté positive (un bon rapport aux autres) à la liberté négative (le repli sur soi), l'amour et l'amitié à la haine et à la détestation...

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