mardi 8 mai 2012

8 mai 2012 : au plaisir de lire



La main tendue au proche est, selon moi, la forme élémentaire de l'action politique.
(Georges Picard, Tout m'énerve)


Avouons qu'on ne lit pas tous les jours un livre de cette tenue, de cette verve, de cette puissance, de cette qualité, de cette liberté de ton, un livre qui démystifie les faux-semblants et remet bien des pendules à l'heure, au milieu du conformisme béat et bien-pensant qui nous écrase. Georges Picard, fils d'ouvrier, est un écrivain à part, que je classerai volontiers du côté de Montaigne et de Rousseau, par l'acuité du regard qu'il porte sur lui-même et sur notre société, aussi bien que par la subtilité de l'écriture. Son petit ouvrage Tout m'énerve (José Corti éd.) est un pur régal, une jubilation textuelle. Il donne à penser sans être pesant, et à rire de nous-mêmes et de notre société. Qui, après tout, mérite bien qu'on se moque d'elle !

 
Plutôt que de chroniquer ce livre, je préfère vous donner un florilège d'extraits que j'ai cru bon de relever, pour vous donner un avant-goût et – peut-être – vous donner envie de le lire en entier.
Sur la liberté : "Chez nous, la liberté n'est faite que pour ceux qui peuvent ou savent s'en servir. Pour les autres, l'illusion de la liberté suffit." […] "Je parle de cette liberté qui fait que chacun trouve en lui-même le principe de son action et de son plaisir, un idéal qui suppose l'indépendance d'esprit et la volonté de se posséder envers et contre tous les fantasmes érigés en dogmes idéologiques par nos sociétés (bienfaits de la compétition, nécessité de la réussite sociale, supériorité de l'image physique et de l'apparence, culte du rire-dérision, hystérie suscitée par le fric et la notoriété, etc.)."
Sur l'individualisme : "Mais [où est] l'individualisme quand tout le monde pense, agit, consomme ou désire consommer comme le voisin ?"
Sur la célébrité : "tout converge pour flatter les égos depuis que la télévision opère le miracle de rendre célèbres en une soirée des inconnus qui auraient gagné à le rester. Je suggère que les imbéciles à la mode portent sur le front la mention "vu à la télé"...
Sur le travail : "Tous esclaves, les uns du travail, les autres de l'ennui. Jusqu'à présent, à d'infimes exceptions près, ni le travail ni le loisir n'ont fait progresser la liberté des hommes." […] "Aujourd'hui, le travail aussi bien que les loisirs favorisent le plus souvent la servitude ; du reste, ils semblent organisés pour ça." […] "L'aliénation d'un travail stupide est pire que l'aliénation du chômage." [...] "Un soir, rentrant chez moi – je logeais dans une chambre de bonne mansardée de quelques mètres carrés, un matelas posé par terre à l'endroit le plus bas sous le toit – je décidai brusquement de ne pas me rendre à mon travail le lendemain, ni les jours suivants. Cette décision me sembla être le premier acte vraiment positif de mon existence. Plutôt crever de faim que de dépérir d'humiliation et d'ennui !" [...] "Il faut avoir travaillé dans une grande entreprise administrative (je l'ai fait un certain temps) pour ressentir la vacuité et l'asservissement de ces mots-là, distribués en rapports, courrier, formulaires, et tirant la machine bureaucratique comme des chevaux drogués. Pas de meilleur symbole de l'esclavage salarié. Le temps des hommes et des femmes strictement soumis à le dictature de la pointeuse ; toute parole libre et vivante bannie ; des existences surveillées et rigoureusement canalisées..." [...] "Le travail répétitif, tellement privé d'intérêt qu'il engourdit en nous tout réflexe de survie, ce travail qui n'en est pas un, à peine une occupation, plutôt une attache, un piquet, un joug..."
Sur l'économie : "Si Guignol avait une profession, il serait économiste." […] "qu'est-ce qu'une erreur en économie ? Une vérité mal comprise par les non-économistes. Depuis Molière, on sait que les malades qui meurent contre l'avis du médecin n'ont que ce qu'ils méritent. Les économies qui dérapent contre l'avis des économistes l'ont bien cherché aussi."
Sur le goût du pouvoir : "Je regarde autour de moi et je vois surtout le goût de la compétition, du pouvoir et de l'avoir. Le goût de l'esclavage. Le sadisme et le masochisme. Le terrorisme et la trouille. L'arrivisme et le conservatisme mesquin. En somme, bien peu de véritable désintéressement et d'authentique générosité."
Sur l'idolâtrie du réel : "D'une façon générale, l'obsession du "vécu" est d'autant plus forte qu'il n'y a presque plus rien à vivre." […] "Les parents idolâtres du "réel", du "concret", de la "vraie vie" qu'ils opposent à tout ce qui, chez leur progéniture, est un peu élevé et désintéressé, feraient reculer la civilisation de vingt-cinq siècles si on les écoutait. Ils ont tellement peur de l'imagination, cette faculté substantiellement "irréelle" et planante, que leur plus cher désir est de s'offrir les services de psychothérapeutes spécialisés dans l'émasculation." […] "Adapter un enfant au monde réel, c'est lui caréner le cerveau selon le profil bassement utilitariste de la société marchande et de ses valeurs putassières".
Sur le scientisme contemporain : "Avec ça, voyez l'incroyable autosatisfaction de toutes ces blouses blanches qui empoisonnent l'air, l'eau, la nourriture et transforment les peuples en troupeaux de cobayes. N'allez pas les rappeler à la prudence et au bon sens, ils vous traiteront de barbare et d'homme des bois." […] "À quoi bon rappeler que le premier alunissage d'humains n'a pas fait bouger d'un cil l'aiguille morale de l'humanité ? Les progrès foudroyants de l'informatique laissent intactes la même misère, la même sottise, les mêmes mesquineries qui accompagnent notre espèce depuis la nuit des temps."
Sur le désintéressement : "Écrire un traité sur la Connaissance Philosophique quand on crève de faim [cas du héros de Knut Hamsun, dans La faim], c'est fou ! C'est beau. Ça donne l'amour de la pensée désintéressée et abstraite."
Sur l'esprit rebelle : "Ce qui me plait tant chez Nietzsche, solitaire infatigable et exemplaire, c'est son iconoclastie furieuse, royale, son refus altier de céder sur l'essentiel face à son époque, sa volonté superbe et un peu naïve de se forger l'âme d'un héros. Je crois que cet héroïsme est à la portée de quiconque se rebelle contre le destin impersonnel programmé par une société spirituellement nulle." […] "Rien ne m'énerve comme la résignation au sort commun quand chacun peut revendiquer pour soi le droit moral absolu de s'opposer à la règle majoritaire. La révolte de l'adolescence donne un avant-goût de l'état insurrectionnel que l'adulte devrait cultiver pour échapper aux contraintes réductrices du conformisme." […] "Quelle qu'ait pu être par la suite ce que je n'ose pas appeler ma position sociale, le souvenir de cette rupture symbolise à mes yeux la révolte de la volonté personnelle contre le préjugé collectif. Ah, que n'ai-je eu plus souvent l'occasion de sacrifier ainsi à l'esprit de jeunesse !" […] "je vois bien que la société française ayant surmonté la crise [mai 68], elle en a gardé une méfiance envers les jeunes, les intellectuels, les artistes, les professeurs, les théoriciens politiques et sociaux, bref envers tous les "improductifs" dont l'esprit frondeur constitue une entrave à l'efficacité économique."
Sur le conformisme : "Voilà bien l'ennui : pour être "résolument moderne", il faut l'être trop sous peine de ne jamais l'être assez." […] "Comment ne m'énerverais-je pas contre ces pions bornés de l'avant-garde, tellement obnubilés par la crainte de louper le prochain train qu'ils campent nuit et jour sur les rails ?"
Sur la colère : "À quoi bon tempêter contre le genre humain ? Alceste a épuisé le rôle." […] "Oui, se foutre en pétard est parfois salvateur, même lorsque la colère est impuissante."
Sur comment va le monde : "presque toutes les nouvelles de la planète sont déplorablement catastrophiques. La mort et la souffrance d'un côté, la tyrannie et la corruption de l'autre. La bêtise épand ses lourds nuages suffocants sur le monde."
Je terminerai par cet aphorisme qui est une déclaration de guerre au conformisme : "On ne sait pas qui l'on est avant d'essayer au moins d'être quelqu'un." Mais si chacun essayait d'être quelqu'un, les psys auraient-ils encore du boulot ??? 
 

1 commentaire:

groupe33 a dit…

merci pour cet article.`
aquitainedecroissance.org