dimanche 18 mars 2012

18 mars 2012 : "charity business"

Nous vivons à une époque où les décisions politiques ne tiennent plus compte des réalités sociétales, mais du caractère « médiatisable » des événements.
(Ismaël Patrice Achirou, Le dernier des SDF)


Ismaël Patrice Achirou est un Béninois qui vit en France, où il est devenu infirmier, et s'est mis au service d'une association bordelaise qui s'occupe des plus démunis parmi les démunis : les SDF. Venu d'Afrique pour l'Eldorado occidental, il découvre à son grand étonnement que la misère est omniprésente, et que les SDF (nombreux) ont remplacé les clochards (rares) : "Nous sommes passés d'un monde urbain où le clochard était perçu comme un repère sympathique sur notre trajet quotidien, à une stratégie délibérée d'éradication des signes de misère". Il constate que Bordeaux, ville touristique, ne peut que chercher à éliminer ces rejetons mal famés de notre société, les cacher, les empêcher de montrer l'envers désagréable de notre monde : "Oui, nous avons changé d'époque. La ville nous le rappelle chaque jour par le choix d'un mobilier urbain des plus répressifs : bancs trop courts pour dormir, « repose-fesses » qui ne servent à rien d'autre qu'à attendre les transports en commun, etc..."
Ismaël Patrice Achirou - Le dernier des SDF.
Sauf que la réalité a la tête dure, et ce n'est pas par magie qu'on change les choses. En 1995, Ismaël découvre donc une manifestation de SDF place Pey-Berland. Les meneurs, ils sont cinq (le club des cinq) vont réussir à créer une association qui va vivoter (sans moyens, président et secrétaire sans bureau, trésorier sans budget !!!) pendant deux ans et à obtenir des locaux vides pour loger ceux d'entre eux qui ont envie de s'en sortir. L'association va être reprise en mains par le Diaconat, et Ismaël, tout en poursuivant ses études d'infirmier, obtient une place de veilleur de nuit dans le bâtiment. Autant dire qu'il côtoie de très près ces laissés-pour-compte de notre société. Par la suite, il y travaillera à mi-temps comme infirmier coordinateur, tâche qui n'est pas simple, car, rappelle-t-il, "Bien des résidents affichaient une hostilité réelle à tous types de soins. Le peu d'estime pour eux-mêmes y était incontestablement pour beaucoup. Leur insuffler une dose infime de confiance me prenait parfois des jours. Sans compter que ce travail en profondeur pouvait à tout moment être réduit à néant. L'alcool, la drogue, un regard de travers, une réflexion de trop... Les raisons de replonger tiennent souvent à bien peu de chose". Oui, si peu de chose. Un peu comme les raisons de replonger en prison pour les délinquants. Un manque d'accompagnement, dans les deux cas.
En fait, Ismaël passe beaucoup de temps dans ce CHRS (Centre d'Hébergement et de Réinsertion Sociale), ce qui donne la matière humaine et la sensibilité de son admirable livre : "Au diable le mi-temps, pour faire bien, je devais faire abstraction de la montre. Je traitais, accompagnais en consultations et écoutais chacun de nos résidents comme il le méritait". On retrouve ici cette humanité africaine oubliée largement par chez nous (au Bénin, l'auteur a organisé un SAMU social, et plutôt que d'enfermer les exclus dans des centres de ce genre, il préfère les confier des maîtres ouvriers ou à des familles où ils peuvent concevoir des modèles […] au sein d'une unité familiale, […] en favorisant la notion de père symbolique, de frère symbolique ou encore de tuteur, privilégiant un lien durable au détriment de solutions plaquées et coûteuses qui ne mènent à rien, sauf à l'enrichissement de quelques gestionnaires). Ici, la course au profit, le libéralisme effréné, l'égoïsme des nantis et aussi de ceux qui ne pensent à utiliser ce type d'associations que pour monter dans l'échelon social (ainsi les dirigeants du charity business s'octroient des salaires indécents, alors qu'ils n'ont aucune des qualifications des travailleurs sociaux qu'ils emploient souvent de façon précaire, sous prétexte que les SDF meurent plus en hiver, les contrats en effet ne sont pas forcément renouvelés lorsque la belle saison arrive, mais les dirigeants, eux, restent toute l'année !) ou que pour améliorer leurs scores électoraux, tout cela fait que le problème reste incompris de ceux qui ont le pouvoir.
D'ailleurs, note notre béotien, "Que dire de toutes ces communes refusant d'appliquer la règle des 20% de logements sociaux ? Ces élus sont-ils des hors-la-loi ? Ce n'est pas à moi d'y répondre. Tout ce que je sais, c'est qu'en préférant payer des amendes ridicules, ils apparaissent comme de piètres représentants de la République". Et, de toute façon, l'auteur explique aussi que le logement, le travail, tout cela est difficile à accepter pour quelqu'un qui s'est marginalisé et a perdu tout repère social, il faut dans les deux cas un accompagnement spécifique qui demande du temps : pour le travail, par exemple, il s'agit de privilégier la production plutôt que la "productivité, en retirant cette vitesse que leur fragilité psychique et leur histoire ne peuvent endurer". On ne peut leur offrir de "réinsertion standard", chaque cas est particulier.
Et puis ça urge, car le nombre est en constante augmentation. On peut faire confiance à l'auteur, qui sait observer : "Quant à moi, je vois les rues se remplir de pauvres gens jour après jour. Ils ne se contentent plus de tendre la main, accroupis sur un bout de trottoir. […] Un ou plusieurs chiens leur servent à la fois de protection, de confident et de souffre-douleur. Les étrangers venus de l'Est s'ajoutent à cette triste déferlante". Et ces mendiants sont, dans la précarité, rejoints par "cette nouvelle « race » de miséreux : les travailleurs pauvres. Au bureau ou sur les chantiers dans la journée, ils redoutent l'heure de la débauche et pleurent lorsque la nuit tombe. Ils dorment dans leur voiture, une voiture qui ne se déplace d'ailleurs plus depuis longtemps, faute d'argent pour la nourrir". Voir à ce sujet le beau film Louise Wimmer, sorti récemment.
Et, pendant ce temps-là, on nous étourdit avec une télévision de plus en plus débile (voir la campagne électorale, qui ressemble aux jeux du cirque romain, les meetings ultra-coûteux qui sont une insulte à nos 20% de miséreux qui, il est vrai, ne votent pas, et ne doivent sûrement pas suivre ces débats lamentables), et qui fait miroiter par ses jeux et ses émissions de télé-réalité l'appât de gains faciles et rapides, comme si le hasard seul devait décider de notre vie. Ismaël, qui n'a pas les yeux dans sa poche, constate que "la société nous appâte. Loto, bons d'achat, célébrité éphémère... Il faut désormais compter sur la chance pour s'en sortir. Oui ! Le hasard est notre nouveau dieu. Jadis source de fierté et de salut, le travail ne sert plus qu'à payer le droit de vivre... Et encore. La course au travail sous-payé est ouverte. […] Si le chemin vers la socialisation était il y a quelques années difficile, il donne aujourd'hui le vertige". Il dresse un constat sans appel de notre société qui, quand elle condescend à s'occuper un peu des SDF, ne tient pas compte de "l'historique de la personne, des raisons qui l'ont amenée à la rue, de sa situation familiale, de sa qualification professionnelle et de son état de santé". Et préfère combattre le phénomène en l'écartant : "Pour autant, nous avons beau la rejeter dans la périphérie urbaine, la misère demeure". Ou en le remettant entre les mains du charity business (termes pourtant antinomiques), pour lequel l'auteur se montre souvent, et à juste titre, féroce.
Oui, un beau livre que Victor Hugo aurait aimé, publié par Écri'mages à Blanquefort, maison d'édition associative d'auteurs et d'artistes, et qui laisse à penser qu'il y a encore beaucoup à faire pour considérer le travail social. L'auteur a parsemé le livre, en exergue de chaque chapitre, de proverbes africains bienvenus : ainsi "Dieu n'a fait qu'ébaucher l'homme, c'est sur terre que chacun se crée". Et que se crée la misère...

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