vendredi 16 mars 2012

16 mars 2012 : les mots ont la vie dure



La maison de long séjour est appelée « maison de cure ». Les infirmes, les vieillards et les agonisants qui la peuplent sont appelés des « résidents ». Plus les choses sont dures, plus on leur donne des noms faibles.
(Christian Bobin, La présence pure)


Dans notre société il ne fait pas bon vivre vieux. Mais la question se pose, il n’a peut-être jamais fait bon être vieux. De même, il ne fait pas bon vivre handicapé, ou sans-papiers, ou trop gros et je vous laisse continuer la liste… "Le vieux et le handicapé renvoient chacun à leur manière à notre condition d’être mortel, notre finitude, notre vulnérabilité, notre fragilité" (Michel Billé, Didier Wartz, La tyrannie du « bien vieillir », livre formidable que je vais abondamment citer).




Mais enfin, aujourd’hui que j’ai rejoint la cohorte des vieux, que je suis en plein dans la sénioritude (que ne va-t-on pas inventer comme mots pour masquer la réalité ?) alors que l’injonction de la société est de rester jeune ("Ne pourrait-on, au fond, prendre de l’âge et rester jeune, vieillir sans devenir vieux ? On l’a compris : nous tentons de vider les mots de leur sens comme si cette magie suffisait à effacer la réalité qu’ils recouvrent"), je suis bien obligé de m‘interroger. Mon jeune (il n’a que 38 ans) ami I. m’a posé la question : « Pourquoi sommes-nous ici ? Qu’y faisons-nous ? Et à quoi ça sert ? Existons-nous ? », et pendant une bonne heure nous avons essayé de décortiquer une amorce de réponse à ces questions métaphysiques. Sans y parvenir, naturellement. Car, tout simplement, la question implicite qui est derrière, c’est comment vivre ! Pourtant, à 66 ans, je pourrais tenter d’y répondre, car "en vieillissant, nous avons à repenser le rapport que nous entretenons en fonction, enfin, du sens que nous voulons donner à notre vie ou que nous essayons de lui reconnaître".

Et aujourd’hui, "la question « comment vivre vieux ? » est alors éludée au profit de la suivante : comment vivre le plus longtemps possible, jeune ?" Les auteurs du livre, bien entendu, estiment que "le problème est mal posé et qu‘au fond il ne s‘agirait pas de vieillir, bien ou mal, mais d‘abord de vivre. De vivre vieux, jeune, peu importe au fond. Derrière cette tentative de compréhension de la vieillesse, c‘est donc de la conscience, pleine et entière de ce qu‘est véritablement la vie, et en même temps de ce qu‘est la mort qu‘il s‘agit".

Eh oui, cette mort qu’on ne cesse d’éluder, et "il faudrait alors s’interroger sur ce qui a pu modifier les représentations de la mort à un point tel qu’elle ne devienne que la limitation brutale et définitive de la vie. Sans doute que le processus de « dé-symbolisation » du monde, encore appelé « désenchantement », fait avoir les pieds sur terre et uniquement sur terre. Sans doute aussi, et avec force, un mode de vie consumériste contribue-t-il à faire croire que le bonheur est sur terre et dans l’espace d’une vie et qu’il tient dans l’accumulation égoïste de biens et d’avoirs". Voilà où nous mène le matérialisme pur et dur.

Et puis, il faut "durer, et durer à tout prix, est devenu le mot d’ordre des chercheurs, des médecins, des politiques et des individus (peut-être un peu moins pour ces derniers qui s’interrogent encore sur le sens que peut avoir ce mot d’ordre à l’extrême fin de la vie)". Alors, on nous enjoint de bien vieillir (cette nouvelle tyrannie, comme il y a celle du plaisir que dénonçait à juste titre Jean-Claude Guillebaud), en oubliant que "ce rappel continuel met le doigt sur ce que nous ne voulons pas voir [et] rend la vieillesse de plus en plus intolérable". En effet, comment concilier vieillir et rester jeune ? Ce serait possible si on restait au milieu des jeunes, mais nos vieux sont aujourd’hui placés dans des lieux d’enfermement, "un désert social". Ah, c’est plus rationnel, on peut « surveiller et punir », comme disait Michel Foucault, oubliant que, "sous couvert d’humanité et de progrès, le rationalisme est porteur de souffrances et d’exclusions".

Notre société est devenue extrêmement individualiste ("fragmentée, société de rupture du lien entre les générations, société de dé-liaison, « dissociété » dans laquelle pour être soi, pour réaliser au mieux son capital personnel, chacun doit être prêt à ne plus être relié aux autres pour ne rien leur devoir"), elle reflète le libéralisme triomphant, où notre corps est devenu un "capital" qu’on doit "gérer" : "Les salles d’attente des médecins généralistes voient défiler ces personnes vieillissantes qui vont plutôt bien et qui par peur d’aller mal viennent, avec le bon médecin, jouer au jeu du bon patient". Et le libéralisme, c’est le rendement, la performance, la rentabilité. Alors, bien sûr, quand le capital en question devient obsolète… On nous met donc à l’écart. "À défaut de retraiter notre rapport au monde, nous en sommes réduits à subir un retrait dénué de sens et d’intérêt". Dans de telles conditions, "comment faire que l‘individu reste une personne à part entière jusqu‘au bout de sa vie ?"

Nous devenons dans ces centres des "résidents" (bel euphémisme pour ne pas dire "prisonniers"), où le contrat social cher à Rousseau est quasiment annulé. "Le lien de solidarité sur lequel reposait jusqu’à présent le contrat social qui nous relie consistait à la fois à se savoir relié et à se reconnaître une dette envers l’autre, plus démuni, plus faible, plus vieux, dette collective, dont chacun est conduit à répondre personnellement". Nous devenons des cobayes aussi ; car "la vieillesse s’est constituée comme objet de pensée à une période relativement récente (disons, sous réserve d’investigations complémentaires, dans le milieu du XXe siècle) et cela par deux moyens : la production de savoirs, le savoir gériatrique notamment, et une pratique concrète : la mise à l’écart, dans des institutions (hospice, maisons de retraite, résidence…) des vieux".

Cette mise à l’écart, une autre catégorie de la population la connaît bien. Le film Intouchables a pointé le cas des handicapés. Voici qu’un autre film (et à mon avis, supérieur, car centré sur des handicapés plus ordinaires) explore de nouveau ce thème : Hasta la vista, un film flamand, malgré son titre espagnol. Ici, trois personnages, Philip, tétraplégique (comme l’héroïne de L’homme de chevet ou le héros de Intouchables) , Lars, atteint d’une tumeur et quasiment en fin de vie, en fauteuil roulant lui aussi, et Josef, mal voyant (pas tout à fait aveugle, mais au moins il marche), trois amis, vivent encore chez leurs parents, car ils sont, évidemment, très dépendants. Mais voilà, ils sont grands maintenant, et si les parents leur sont utiles, et même indispensables, ils ne peuvent pas étancher d'autres soifs, et le besoin sexuel, par exemple. Et tous les trois ne voudraient pas mourir sans avoir fait l’amour au moins une fois. Philip, qui pianote beaucoup sur internet, découvre qu’il existe en Espagne un bordel où les handicapés sont pris en charge de ce point de vue. Il décide ses deux potes à organiser le voyage, mais bien sûr, sans les parents, et surtout sans leur avouer le but précis du voyage ! Il leur faut trouver un accompagnateur, un infirmier qui les emmène là-bas pour cette semaine de vacances qui leur paraît du rêve. Le trio trouve l’accompagnateur idéal, le minibus adapté, fixe l’itinéraire (arrêt à Paris !) et réussit à convaincre les parents. Sauf qu’au tout dernier moment, la santé de Lars décline. Et le voyage est annulé par les parents. Mais les trois copains décident de partir tout de même, en cachette, utilisant la complicité de la petite sœur de Lars. Par contre, l’infirmier s’est désisté (il est père de famille et ne veut pas entrer en clandestinité, en allant contre la volonté des parents), et leur propose une remplaçante, Claude (comme ils n’ont communiqué avec elle que par e-mail, ils pensaient que ce serait un homme) francophone, alors que seul Josef baragouine un peu le français. En plus, elle aussi est différente, elle est énorme (« le mammouth », la « grosse vache » sont les sobriquets qu’ils lui décernent, en flamand, bien entendu, pensant qu'elle ne le comprend pas). Et ils partent pour une virée où Philip se montre particulièrement grossier avec Claude, malotru même, et où l’entente du trio vole parfois en éclat. Comment vont-ils aller au bout de leur rêve ? Comment Claude va-t-elle les apprivoiser ? Comment les parents affolés de leur disparition vont-ils les retrouver ? Comme dans Intouchables, aucun apitoiement, beaucoup de rires, et énormément d’émotion : un film sur l’amitié, sur l’amour, sur la solidarité. Vraiment, allez-le voir, c’est une réussite totale, tout bonnement touchante (je veux dire, le film nous touche presque physiquement), et nous ne voyons plus les handicapés du même œil. Ni non plus, d'ailleurs, les relations sexuelles et l’amour tarifés !

1 commentaire:

Brethes annie a dit…

Bravo pour cette nouvelle page sur ton blog sur la vieillesse et la mort et sur la vie surtout....