mercredi 15 décembre 2010

15 décembre 2010 : vous avez dit parfait ?

Août 1893 : Tout m'est égal ; je suis heureux. Je suis profondément heureux quand même. Cela suffit... Et j'aurai connu la tristesse.
(André Gide, Journal)


Qui n'a pas rêvé de la perfection ? Longtemps, trop longtemps, j'ai voulu, personnellement, être parfait. Un petit garçon parfait (hélas, je faisais pipi au lit, c'était mal barré dès le début), un élève parfait (au sens où je n'ai jamais embêté un prof, pas au sens de bon élève), un étudiant parfait (je n'ai jamais manqué un seul cours), un jeune homme parfait, conscient de ses responsabilités vis-à-vis de ses jeunes sœurs et de ses parents vieillissants, un amoureux parfait (et donc terriblement imparfait), un mari parfait (idem), un père parfait (idem), un professionnel parfait (idem)... Et je rêvais aussi d'une société parfaite, c'est dire... Bon, j'arrête là. Car j'allais ajouter un écrivain parfait, moyennant quoi je balançais à tour de bras tout ce que j'écrivais, parce que justement ce n'était pas parfait, loin de là ! Et puis, je sombrais, de temps à autre, dans la tristesse, car plus je me voulais parfait, plus j'étais loin du compte. L'ami Claude, qui m'écrit et me cite "l'injonction d'excellence" dont il a souffert, m'a fait me souvenir de tout ça, ainsi que deux livres que je viens de lire.
Un garçon parfait, du Suisse alémanique Alain Claude Sulzer (paru en 2008 chez Jacqueline Chambon), nous conte une étrange histoire d'amour et d'amitié. Nous sommes en 1935. Ernest, le héros, a fui sa famille parisienne, à cause de ses penchants homosexuels. Il est devenu garçon dans un hôtel de luxe en Suisse, près d'Interlaken, où la clientèle vient assumer son "mal de vivre, dont la raison était justement cette aisance matérielle qu'enviaient les gens moins fortunés". Et chacun de profiter au mieux de cette parenthèse que sont les vacances, car pour certaines personnes, "ce qui succédait à ces vacances était bien pire que la solitude. Car là où elles retournaient, personne ne les attendait..." De temps en temps, Ernest a une aventure avec un client, mais avec discrétion, il sait garder ses distances, et se tenir, comme tout bon garçon d'hôtel : il est même un garçon parfait, et nul ne le soupçonne. Globalement, il n'est ni heureux, ni malheureux : "Sa vie se déroulait sans projet et il n'en ressentait aucune vacuité". En effet, il "ressentait à peine sa solitude, il avait toujours été seul". Un beau jour débarque à l'hôtel Jacob, un jeune Allemand, nouvellement embauché. Ernest doit assurer sa formation. Très vite, il est subjugué par sa jeunesse, sa beauté, sa capacité à intégrer tout de suite ce qu'il faut faire. Et Jacob se rend compte de cette attirance, et c'est lui qui va faire les premiers pas. Pendant quelques mois, tous deux filent le parfait amour. Ernest pense que leur amour est partagé : il croit le "vivre pour de bon, avec chaque fibre de son corps, avec chaque fibre de son âme", et pense qu'il en est de même pour Jacob, qu'il considère comme un garçon parfait comme lui. Mais ce dernier doit retourner en Allemagne. Quand il revient six mois plus tard, il n'est plus le même, Ernest s'en aperçoit aussitôt. Bientôt débarque à l'hôtel le célèbre écrivain allemand Julius Klinger, avec sa femme et ses deux enfants, grands adolescents. Klinger vient de rompre avec le nazisme et s'apprête à s'exiler aux USA. Un jour, Ernest surprend l'illustre écrivain dans une fâcheuse posture avec Jacob, ce qui lui cause une "douleur irréelle". Or, les menaces de guerre approchant, Jacob n'a aucune envie de rentrer en Allemagne pour servir de chair à canon à la machine hitlérienne. Le garçon parfait n'a qu'une envie : se rendre indispensable à Klinger ; ce dernier l'embauche comme secrétaire, couverture commode pour dissimuler à sa famille sa double vie. Ils partent, laissant Ernest à son "chagrin persistant". Trente ans plus tard, Ernest reçoit une lettre de New York, c'est Jacob. Le passé ressurgit : "Il pensait à la lettre. En ne l'ouvrant pas, il arrêtait le temps". Et je m'arrête ici aussi pour vous laisser découvrir la fin de ce beau roman, qui brasse la période de la montée du nazisme en arrière-plan, avec des allers-retours dans le temps, une construction en montage parallèle passé-présent (la lettre reçue fait remonter des souvenirs douloureux). Ainsi que la question des pulsions inavouables : "Son trouble était si évident qu'il en devenait menaçant", lit-on quelque part. La quête de la perfection chez les trois personnages principaux (l'amour parfait pour Ernest, l'arrivisme parfait pour Jacob, l'écriture parfaite associée à la peur du vieillissement chez Klinger) nous plonge dans les abîmes de l'âme humaine.
Et puisque le Ministère de la Culture nous propose chaque année "Les belles étrangères", rencontres avec la littérature d'un pays, le mois dernier fut invité à Poitiers l'écrivain colombien Héctor Abad Faciolince, dont je viens d'achever le livre au titre curieux : Traité culinaire à l'usage des femmes tristes. Ce n'est pas un roman, mais une suite de petites chroniques où l'auteur veut battre en brèche l'idée du bonheur obligatoire auquel on voudrait en particulier contraindre les femmes : "mais d'où as-tu sorti qu'il est interdit d'être triste ?" écrit-il en s'adressant à une lectrice. Oui, André Gide nous le rappelle dans la phrase citée en exergue, s'il se sent heureux, c'est justement parce qu'il a "connu la tristesse". Donc la tristesse, il n'y a rien de plus normal, surtout que l'amour n'est guère durable : "le plus inoubliable est celui qui n'a jamais été". L'auteur essaie de donner diverses recettes pour retenir les hommes, volages par tempérament ("ils croient aimer parce qu'ils désirent, mais ils sont inconstants et fuyants après que les femmes leur ont accordé ce que dans une rhétorique de snobs on désigne par l'expression « le don le plus précieux »"), sauf peut-être quand ils sont vieux (la vieillesse, a dit Borges, autre Sud-Américain, "pourrait être le temps de notre bonheur, la bête est morte ou presque, restent l'homme et l'âme"). Parfois ce sont des recettes culinaires, dont une hilarante à base de mammouth. Mais aussi des recettes de bon sens : "Être fidèle à notre compagnon jusque dans nos pensées les plus cachées est non seulement improbable, mais surtout peu recommandable. La santé mentale a besoin d'interstices d'infidélité, d'une soupape de sûreté qui allège le poids trop intense de la vie commune". Et, ma foi, si la femme a succombé à la tentation, surtout qu'elle ne dise rien : "L'homme, comme toi, préfère ignorer une aventure qui n'a été que de passage. Ne le torture pas avec une sincérité et une franchise sans utilité". Bien observé, me semble-t-il. Et ne pas avoir peur de la solitude : d'ailleurs les hommes n'ont-ils pas trouvé dans le travail la cachette idéale pour vivre "sur un rythme plus humain et plus décent. C'est leur façon de pouvoir être seuls sans avoir à dire qu'ils veulent être seuls." Au fond, nous dit l'auteur, ne cherchons pas à être parfaits, que chacun accepte le vieillissement du corps, que la femme supporte "la désolation effroyable de la vie commune. Il ne te voit plus. Soudain tu es devenue une femme invisible", et surtout qu'elle ne se cantonne pas seule à la cuisine, mais apprenne à son homme à faire un plat pas trop compliqué (très beau chapitre). Et puis, ne pas oublier que prier aussi, ça peut aider. Un très beau livre pour apprendre à vivre ensemble. À déguster à deux ?
Après ces deux livres, je n'ai plus envie d'être parfait.


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