mercredi 1 décembre 2010

1er décembre 2010 : Bouleversant



18 février 1888 : Comment expliquer que sur terre où l'homme est si mauvais il y ait de si belles choses.
C'est un reflet de Dieu.
(André Gide, Journal)

Trois films, trois œuvres qui, sans atteindre à la profondeur des chefs-d'œuvre immortels (ceux qui nous transforment en profondeur), trois films qui m'ont bouleversé tout de même, et vus à quelques jours d'intervalle, ce n'est pas si banal. Tous les trois confirment ce qu'écrivait le prix Nobel hongrois Imre Kertesz en juin 1965 dans son Journal de galère : "Ce n'est peut-être pas le talent qui fait l'écrivain mais le refus d'accepter la langue et les idées toutes faites". Eh bien, trois films dont les personnages refusent les idées toutes faites, le conformisme, peut-être le confort du spectateur.
Le soldat-Dieu de Koji Wakamatsu, vu en avant-première au Festival OFNI (Objets filmiques non identifiés) de Poitiers, nous montre un soldat, Kyuzo, parti la fleur au fusil combattre pour l'empereur, revenir amputé de ses bras et de ses jambes, blessé à la tête aussi et incapable de s'exprimer autrement que par des cris. Sa femme, Shigeko, est priée par la famille, par le village, par toute la population, de s'occuper de lui, devenu un soldat-Dieu décoré, médaillé, qu'on se doit d'admirer et d'honorer. Elle doit donc accepter cette détermination qui lui est imposée par la situation, et fait contre mauvaise fortune bon cœur. À vrai dire, a-t-elle le choix ? Et Kyuzo, lui, a-t-il le choix ? Ils sont devenus tous deux des êtres sans destin, pour reprendre le titre du superbe livre d'Imre Kertesz, où il raconte Auschwitz. Sans être dans un camp de la mort, ils sont prisonniers d'une vie impossible : Kyuzo est dépendant pour tout (« Tu ne fais que manger, dormir », lui reproche sa femme), et il a évidemment envie aussi de faire l'amour. Tout en sachant que c'est un amour mutilé, tronqué, blessé. Et Shigeko se dévoue aussi sur ce plan-là. Jusqu'au moment où tous deux se révoltent contre la situation. Je ne raconte pas la fin. Bien sûr, j'ai pensé à deux autres films, L'ange rouge, autre film japonais (de Matsumura) que j'avais vu quand j'étais étudiant et qui contait déjà une histoire similaire, et Johnny s'en va-t-en guerre, de Dalton Trumbo (et à son roman, magnifique). Dans les deux cas, le héros mutilé demande à mourir et à ne pas continuer à subir cette vie sans destin. Bouleversant, Le soldat-Dieu n'en est pas indigne : courez le voir quand il sortira bientôt ! Si du moins voir quelqu'un de lourdement handicapé ne vous fait pas peur. 

No et moi, de Zabou Breitman, raconte l'histoire de Lou, une adolescente surdouée (à treize ans, elle est en seconde), super sensible aussi, et qui ne supporte pas, au contraire des parents plus conformistes (le père très carré, la mère dépressive depuis la mort subite de son deuxième enfant), la situation faite aux sans-abri. Elle choisit de faire un exposé sur ce thème et se lie avec une jeune fille, No qui, à dix-huit ans, vit dans la rue. Peu à peu, Lou s'attache à No et veut la tirer d'affaire, ne comprend pas pourquoi leur appartement (avec une chambre vide !) ne pourrait pas lui servir de port d'attache, multiplie les démarches, finit par imposer la présence de No à la maison. Il y a un peu du Boudu sauvé des eaux là aussi : la référence pourrait être écrasante. D'autant plus que le contraste entre la zone trop peu vue (quelques clochards affalés le long des murs ou sous les ponts, ou bien faisant la queue à la soupe populaire) et ces lycéens trop cossus (Lucas habite seul un immense appartement) fait apparaître l'idée de Lou comme un conte de fée qui ne peut que mal tourner : en ce sens, le film m'a paru très réaliste. Comme Henri Michaux, Lou se met "à faire le hérisson, dans une suprême défense, dans un dernier refus". La jeune actrice qui incarne Lou nous bouleverse par la pureté de ses désirs d'adolescente, elle est magnifique.
Avec Le nom des gens, Michel Leclerc nous plonge là aussi dans les déterminations qui nous dépassent, celles qui nous sont imposées en quelque sorte par notre nom et par notre naissance : l'héroïne, Bahia (« c'est brésilien ? » lui demande-t-on a tout bout de champ), est franco-algérienne, et en connaît un rayon sur le racisme ordinaire ; le héros, Arthur Martin a, malgré son nom hyper français (« comme celui des cuisines », lui fait-on sans cesse remarquer), une mère juive, dont les parents originaires d'Europe orientale sont morts à Auschwitz, tabou absolu dont on ne parle jamais. C'est un film sur les secrets de famille, un film d'amour aussi, et un film très drôle, j'ai ri aux éclats à plusieurs reprises. Il faut dire que Bahia a une curieuse manière de convertir ceux qu'elle appelle les « fachos » : allez voir le film pour savoir son procédé. Mais une scène m'a bouleversé : quand la mère d'Arthur a perdu ses papiers. Elle va à la mairie, où elle connaît parfaitement la secrétaire, qui sait qu'elle s'appelle Mme Martin, ce qui n'empêche pas de lui demander : « Êtes-vous sûre d'être française ? Vos parents étaient-ils français ? » et de lui faire des histoires à propos d'extrait d'acte de naissance. La somptueuse bêtise de la bureaucratie triomphante trouve là une belle illustration, ce conformisme qui "se disperse dans le vide des faits" que signale Imre Kertesz dans son Journal : on imagine sans peine la difficulté des sans-papiers pour obtenir le moindre sauf-conduit quand quelqu'un possédant un nom aussi commun que Martin doit montrer patte blanche.
Oui, tous ces personnages de fiction, aussi bien le soldat mutilé et sa femme, que la population du village souhaite voir irréprochables de dignité (comme si c'était possible), la sans domicile fixe et sa jeune sauveteuse, que l'entourage accepte difficilement (et pour cause, c'est trop dérangeant), ou Arthur et Bahia, avec leurs familles à problèmes (liés au fait que la société accepte mal l'Autre, le métissage), tous ces personnages nous bouleversent en nous faisant prendre conscience, comme le fit Henri Michaux pendant les années 1940-1944, du fait suivant : "On vit en indifférence dans l'horreur". Et si on décidait de ne plus être indifférent, le monde se porterait peut-être mieux, non ?

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